Le Rêve de la Terre
Quand je suis rentrée de la fac, Maman avait déjà mis la table. Il était à peine dix-huit heures trente. Ma gorge s’est brutalement serrée. J’ai embrassé ma mère avec un sourire un peu crispé mais, le temps que j’aille déposer mes affaires dans ma chambre, j’avais retrouvé ma voix.
De retour à la cuisine, je me suis mise à préparer une salade de tomates. Aux noix et avec des oignons. J’ai raconté l’examen de philo : « La conscience de soi suppose-t-elle autrui ? ». Maman a voulu savoir le plan que j’avais fait. Comme d’habitude, elle l’a trouvé très bon. Comme d’habitude, j’ai essayé de lui faire comprendre que ce n’était pas vraiment le cas, que j’avais oublié de parler de Foucault et surtout de Descartes. Une dissertation sur la conscience, sans citer le fameux « Cogito ergo sum » ? J’étais sûre de ne même pas avoir la moyenne ! Evidemment, comme d’habitude, Maman n’a pas lâché le morceau et n’a pas manqué de me rappeler que la seule note en dessous de 14 qu’elle me connaisse est un 10,5 en sport en sixième. Elle croit qu’elle m’encourage, en fait, elle a toujours refusé que sa fille puisse rater quelque chose. Après l’épreuve des quatre heures de philo, cela aurait dû m’exaspérer mais je me suis plutôt sentie désespérée. Je n’ai pas eu la force d’essayer, une fois de plus, de la convaincre qu’un jour ou l’autre, j’aurai raison. Comment pourra-t-elle supporter le choc ?
Maman a fait cuire des pâtes. Elle a sorti du congélateur une barquette de bourguignon. « Je l’ai préparé ce matin. Pour fêter la fin de tes examens. ». Le ton enjoué avec lequel elle a dit ça, était si fêlé d’inquiétude que j’ai eu un haut-le-coeur. Je l’ai imaginée se levant après mon départ à la fac, toute flétrie et fatiguée du manque de sommeil après sa garde de la nuit. Pour me cuisiner un bourguignon. Mon plat préféré. Elle a dû commencer vers huit heures parce qu’elle sait qu’il doit mijoter au moins trois heures. Elle sait aussi que, ces temps-ci, je ne supporte guère les odeurs de cuisine : c’est pourquoi elle l’a congelé, et l’après-midi n’a pas été de trop pour aérer l’appartement.
Devant son sourire suppliant, je n’ai pas eu le courage d’argumenter qu’il me reste encore « Littérature comparée », lundi. J’ai évité du regard le micro-onde où la gelée marron s’est lentement transformée en déjections quasi diarrhéiques.
Je n’ai pas pu attendre que Maman soit partie travailler. Cependant, je crois que je m’en suis bien sortie. J’ai renversé la fin de mon assiette sur les genoux. Une bonne façon de ne pas terminer... et de devoir prendre une douche. Le bruit de l’eau a caché celui des nausées. Ensuite je me suis vraiment lavée, en insistant sur la dose de gel douche. Pour que la ventilation électrique ait bien le temps de remplir son office, j’ai testé tous les parfums de l’étagère du haut, puis je me suis longuement maquillée. Ça cocotait dur dans la salle de bain quand Maman s’est préparée pour le boulot.
Elle est venue me dire au revoir au moment où j’attaquais la troisième fiche sur le roman indien post-colonial. Elle m’a serré contre elle. Elle ne le fait pas souvent, elle sait bien que cela m’énerve. Mais je n’ai pas réagi, j’avais si peur qu’elle se doute de quelque chose.
Enfin, j’ai eu l’appartement pour moi seule.
Je me suis précipitée sur la balance. 52,7 kilos. J’ai eu comme un vertige. Entre soulagement et désespoir. Pour les autres, mon corps, dans la glace, était encore celui de la semaine dernière. Pour moi, mon ventre encore plat, mes seins pas encore énormes, mes fesses sans plis disgracieux étaient encore presque supportables. Presque. J’ai essayé de me rassurer : mon état ne se voyait pas, ma honte était encore un secret...mais pour combien de temps ? La suite était trop inéluctable - déjà trois kilos perdus en moins d’une semaine - pour que, quelque part, je ne désire pas y être déjà : au moins les choses seraient claires.
Je suis repartie étudier. Cela n’a pas duré longtemps. Brutalement je suis retombée quatre ans en arrière. Mes quinze ans m’ont submergée. J’ai pleuré mais j’ai pris le paquet de BN acheté à midi et j’ai couru à la cuisine. Rageusement, j’ai trempé un à un les biscuits dans le verre-doseur - cinq décilitres - rempli d’eau. Je les ai gobés l’un après l’autre sans m’arrêter.
Des années que je n’avais pas fait ça, des années pour me faire croire que j’en avais fini avec les BN. Pour en arriver là. Pour y retourner plutôt !
Pourquoi ?
Je savais trop bien qu’il n’y avait pas d’autre réponse que d’avaler cul-sec la bouillie restante dans le verre-doseur.
Ce qui m’a permis de vider une fois de plus mon estomac sans avoir recours à mes doigts. J’y viendrais, je le savais, mais pas tout de suite. Et cette toute petite victoire s’est ajoutée au trouble bonheur de m’alléger.
Je suis restée hébétée un moment, et puis, comme je sentais que ça « remontait », je me suis récitée à haute voix le sketch de Florence Foresti sur les femmes qui se trouvent toujours trop grosses et qui finissent par s’envoler. Ça m’a fait rire. J’ai récuré les toilettes et toute la salle de bain. Du sol au plafond, comme on dit. Les carrelages étincelaient quand je me suis rendue compte que je transpirais de partout. J’ai dû reprendre une douche. Même une salle de bain ne peut pas rester propre !
J’ai quand même réussi à arrêter de pleurer : le cumulus était vide et l’eau froide m’a bien calmée.
Je suis retournée dans ma chambre. Là, j’ai pris une nouvelle feuille et j’ai griffonné en plein milieu et en utilisant toute la place que j’ai pu :
La porte s’ouvre,
Le gouffre bée,
Il pleut.
(toilettes)
Acide et triste,
Trop encombrée
De boue.
(minuit)
Ne pleure pas,
Ecoute en toi
La mer.
(toilettes)
Ma transparence,
Contre la faim,
S’acharne.
Il n’y avait qu’un titre à mettre à cela. Je l’ai ajouté avec mon stylo plume à encre rouge. Pour endiguer les larmes, j’ai fait la petite fille : j’ai tiré un bout de langue rose et je me suis appliquée aux pleins et aux déliés. J’ai longuement examiné le résultat : Anorexie. Le « n » était surdimensionné. J’ai failli retourner à la salle de bain, mais j’ai respiré à fond et j’ai réussi à résister. A la place, j’ai ajouté :
Silence…
en bas de la page.
Puis je me suis couchée.