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7 mai 2008 3 07 /05 /mai /2008 12:56

Dautenbon

Le blog de Sandrine Brossel


C’est arrivé après le débat sur les terrains de basket dans le blog de D_K. Sandrine avait apporté des oranges pour la mi-temps. Comme j’avais encore sur l’estomac un 1er mai Tchernobylé (honte à moi, je ne retrouve plus la référence), j’avais mis la mienne de côté histoire de ne pas mélanger les genres.

Mais je ne l’avais pas rangée, cette orange - oh, non ! pas question de l’oublier - je l’avais laissée sur l’écran. Dans le coin en haut à gauche, hors de portée de ma souris (sa laisse est très courte... Oui, elle est encore en laisse, et alors ? On voit que vous ne la connaissez pas !)

(Enfin bon, en tout cas) C’est comme ça, qu’hier matin, en guise de petit-déjeuner, j’ai mordu dans le fruit délicieux.

Et qu’arrive-t-il quand une jeune fille - ou tout comme - croque dans un fruit délicieux ?

Voilà, c’est exactement ce qui s’est passé : je suis tombée.

Tombée en amour pour le palimpseste du pays Palimpseste de Sandrine. Tout un monde fabuleux en construction avec :

Un carnet de voyage pour s’y perdre ;


une Lisons à la silhouette de frite qui cultive les mots ; une girafe qui cueille des fraises ; une histoire de lorgnette ; des goûts et des couleurs ; et plein de considérations diverses et rigolotes ...



Ça s’appelle Dautenbon, la feuille de choux toujours fraîche et on tombe dedans quand on n’est pas si petit que ça.


Merci Sandrine de nous apporter tes oranges !

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4 mai 2008 7 04 /05 /mai /2008 08:29


Elle s'écrit


Audrey Jordan




Lundi


Elle était belle ma solitude. Sombre et légère. Elle n’appartenait qu’à moi, je n’appartenais qu’à elle. Et je connaissais ce sentiment de puissance…


— Vous désirez autre chose ?

Anaïs releva la tête, agacée. Un serveur se tenait devant elle, affichant un sourire qui se voulait avenant.

— Un autre café, s’il vous plaît.

L’homme acquiesça et regagna le bar. Voilà ! Elle avait perdu sa phrase ! Une demi-heure qu’elle écrivait frénétiquement sur son carnet, ce qui avait au moins le mérite d’intriguer fortement son voisin, et l’irruption d’un serveur au mauvais moment avait interrompu le fil de ses pensées. Et Dieu sait qu’il était fragile ces derniers mois ! Elle avait vu cette annonce sur le net pour un fanzine. Le thème, c’était la solitude. Elle avait bien pensé, au début, envoyer quelques vieux poèmes car sur le sujet, elle en avait écrit plusieurs ; mais elle s’était finalement dit que c’était une bonne occasion pour exercer à nouveau sa plume. Deux ans qu’elle n’avait pas proposé de nouvelles à un magazine, il était plus que temps de s’y remettre. Voilà donc comment elle s’était retrouvée attablée, seule, dans ce café. Il était dans sa rue et pourtant, c’était la première fois qu’elle y mettait les pieds.

    Trois ans, maintenant, qu’elle s’était installée dans ce quartier. Elle avait vécu en autiste. Elle ne savait rien de ses voisins, simples bonjours polis échangés le matin sur le palier. L’épicerie du coin était son seul paradis, elle avait investi cet endroit qui embaumait les odeurs de son enfance, pour seule sortie quotidienne. Bien sûr, c’était plus cher que dans les supermarchés mais elle n’aimait pas la foule, elle avait l’impression d’étouffer. Marc s’occupait chaque semaine, du « gros », il s’arrêtait à la grande surface la plus proche et arrivait à la maison les bras chargés de courses tel son sauveur. Il n’oubliait jamais sa cartouche de cigarettes achetée sur le chemin du retour. Grâce à lui, elle pouvait continuer à s’enfumer les poumons sans jamais dépasser la place Beaumont qui clôturait sa rue. Et si, aujourd’hui elle s’était décidée à agrandir son univers, ce n’était pas qu’elle souffrait de cette maladie humaine que l’on nomme l’ennui. Elle avait été poussée dehors par ces maudits travaux engagés dans l’appartement en dessous de chez elle. Une semaine que ce vacarme permanent l’empêchait d’écrire. Enervée, elle avait quitté son domicile en claquant la porte, emportant son carnet sans idée précise. Elle avait d’abord pensé à aller au parc mais l’idée de prendre le bus qui, à cette heure de pointe, devait être bondé, l’avait arrêtée. Elle avait repéré ce petit café caché derrière un salon de coiffure, presque vide. C’était parfait. Ici, elle trouverait le calme auquel elle aspirait. Elle s’y était installée et avait commandé un café.

    Une tasse se posa comme par magie sous son nez. Anaïs sursauta :

— Merci, murmura-t-elle machinalement sans relever la tête.

Il fallait qu’elle fasse une pause, elle commençait à avoir mal à la tête. Trop de choses bourdonnaient dans son esprit. Des personnages, des actions, des paroles, comme un essaim d’abeilles. Elle but son café rapidement et s’alluma une cigarette. Son regard se posa sur la baie vitrée. Dehors, il commençait à pleuvoir. Elle regarda sa montre, il fallait aller chercher les petits à l’école. Elle rangea ses affaires, se dirigea vers le comptoir pour payer et sortit dans la rue.

 


Mardi


    Marc était malade. Il avait la grippe comme pratiquement tout le monde, en cette saison. Anaïs regardait la liste de courses accrochée sur le frigo depuis un bout de temps, maintenant. Elle ouvrit la porte : une bouteille de lait et une plaque de beurre. Rien à faire, il était toujours désespérément vide. Elle se mit à rire. Bien sûr, elle était stupide. Il n’allait pas se remplir tout seul ! Elle décrocha le papier d’un geste énergique et prit ses clefs de voiture. C’était ridicule ! De quoi avait-elle si peur ? Aller dans un supermarché, ce n’était pas si terrible ! On était en semaine, en pleine journée, il n’y aurait personne aux caisses, elle aurait bouclé l’affaire en une demi-heure…

    La route était déserte, elle mit à peine dix minutes pour se rendre au centre commercial. Elle se gara loin des autres voitures. Elle n’avait jamais réussi à faire un créneau correct et préférait que la place voisine soit libre. Anaïs contempla le monstre aux enseignes lumineuses. Il ressemblait à un hôpital. Seules ces pancartes publicitaires rappelaient son appartenance au monde commercial. Un grand bâtiment blanc qui déployait ses galeries marchandes comme des tentacules. Un énorme poulpe informe. Cette dernière réflexion déclencha chez elle un rire clair et fort. Un vieil homme qui  passait à côté de la voiture s’arrêta pour la dévisager avant de continuer son chemin. Elle rougit. Sans doute l’avait-il prise pour une folle ? Elle ouvrit la portière et descendit.

    Elle parcourait les rayons, fiévreuse, son pull lui collant au corps. C’était beaucoup trop grand et il faisait beaucoup trop chaud. Elle n’arrivait pas à trouver les articles inscrits sur cette maudite liste. Voilà une heure qu’elle tournait en rond, essayant d’appréhender l’agencement du magasin, en vain. Pour elle, il n’avait aucune logique. Elle s’arrêta un moment devant les yaourts pour profiter un peu de la fraîcheur et reprendre ses esprits. Ce n’était tout de même pas sorcier ! Tout le monde faisait ses courses, il fallait qu’elle se calme, elle n’était pas plus stupide qu’une autre…

— Vous allez bien, madame ?

Un homme d’une trentaine d’années se tenait devant elle, son nom était épinglé sur sa chemise : Nicolas.

— Oui, oui, ça va. Merci. C’est juste qu’il fait une chaleur horrible dans ce magasin !

— Je vous suggère de vous arrêter au Coin café sur votre droite afin de vous désaltérer. Bonne journée, madame.

Anaïs le regarda s’éloigner, ahurie. Un café dans un supermarché ? En voilà une idée bizarre ! Il y avait donc des gens assez fous pour aimer faire leurs courses au point d’y passer leurs journées ? En tout cas, elle, elle avait eu sa dose. La prochaine fois, elle penserait à se faire livrer.   

    Elle retrouva la sortie tant bien que mal, se rendant compte arrivée à la caisse qu’elle avait pris trois packs de yaourts et oublié le shampoing. Epuisée, elle n’eut pas le courage de revenir en arrière. Elle passa à la caisse rapidement et jeta pêle-mêle ses courses dans le coffre, pressée de quitter au plus vite cet enfer.

    Elle était rentrée chez elle et regardait la télévision lorsque la sonnette retentit. Elle se leva en râlant pour aller ouvrir. C’était sa voisine.

— Je me suis permise de ramener Lucas et Alice comme vous étiez en retard…

Elle avait oublié ses enfants à l’école ! Comment avait-elle pu oublier une chose pareille ?

— Je suis confuse, bafouilla-t-elle, effondrée.

La femme lui lança un regard inquisiteur et poussa vers leur mère deux enfants en larmes. Anaïs s’écarta pour les laisser entrer.

— Je suis vraiment désolée. Mon mari et moi, nous avons la grippe et nous nous sommes endormis. Je vous remercie.

— Y a pas de quoi, répondit-elle froidement, bonne soirée.

Une fois la porte fermée, Anaïs fit face à ses enfants.

— Maman est désolée…

Mais elle assista impuissante à la fuite de sa fille qui gagna sa chambre en courant. Que devait-elle faire ? La suivre pour la consoler ?

— Maman ? Je peux regarder la télé ?

— Oui, bien sûr mon chéri.

Son fils se précipita sur la télécommande et s’empressa de lui tourner le dos, captivé par un dessin animé.

    


Mercredi


Marc était mort dans la nuit. Une attaque. C’était à peine compréhensible. Hier encore, il allait bien, un peu grippé comme tout le monde mais rien de grave. Et puis, ce matin, elle l’avait trouvé inerte dans le lit, dans leur lit. Elle n’avait rien entendu, rien pu faire. Comment allait-elle annoncer cela aux enfants quand ils sortiraient de l’école ? Heureusement, sa mère devait arriver d’un moment à l’autre. Elle tournait en rond dans l’appartement, désoeuvrée. Comment se comporte une femme qui vient de perdre son mari, son dernier refuge contre la vie ?

Elle se laissa tomber, lasse, sur un fauteuil. Attendre. Elle allait attendre. Peut-être que le temps reviendrait en arrière. Peut-être qu’il s’était trompé de roue et qu’elle se réveillerait auprès de son époux, sa respiration serait paisible. Elle pourrait suivre les battements de son cœur en les collant aux siens. Une seule et même personne, sa force et sa fragilité à elle réunies à chaque coup. 


Je l’aimais. A ma manière, mais je l’aimais. Il était mon soutien, l’épaule sur laquelle pleurer. Il était mon rire, ma chair, mon corps. C’est pour lui que j’étais femme, pour lui que j’étais mère. Je ne suis plus rien désormais. Le peu de flamme qui me restait s’est éteint dans les larmes que j’ai versées. Une rage sourde hurle en moi mais mon corps reste inerte. Je ne peux que donner cette apparence d’indifférence. La douleur anesthésie les sens. Ils pourront me croire cruelle, sans cœur. Que savent-ils de l’Amour qui déchire mes entrailles ? Il faudrait que je me donne en spectacle, que je hurle, que je frappe, pour que mes sentiments soient plus forts ? Je l’aimais, je l’aime encore car la mort ne tue rien. Elle n’est qu’absence, absence de l’autre. Absence de soi. 
 



Jeudi


Je me sens si seule, désormais. Une rivière isolée sur une terre aride.


Anaïs jeta le carnet sur le fauteuil, en rage. Pourquoi continuait-elle à écrire cette satanée nouvelle, maintenant ? Quel intérêt ? Des larmes amères coulaient sur ses joues. Tu m’as oubliée, tu m’as abandonnée, Marc. C’est injuste. Tu sais bien que je suis trop fragile pour affronter la vie seule. Je te déteste ! Pourquoi tu m’as fait ça ? Et les enfants ? As-tu pensé aux enfants ? Que vont-ils devenir avec une accidentée de la vie comme moi ?

Elle essuya son visage sur sa manche, renifla un grand coup et ramassa son carnet. Il fallait qu’elle finisse cette nouvelle coûte que coûte. Elle ne savait pas pourquoi mais il fallait qu’elle finisse.


Il n’y avait plus d’espoir. Le monde l’avait engloutie pour la recracher, ensuite, dans une nausée de Haine. Une tache de vomi sur le sol, voilà ce qu’elle était. Tout le monde s’écartait de son chemin avec un profond dégoût. Et pourtant, parfois, elle aimait cela…Vivre dans le rejet… Elle éprouvait un tel sentiment de puissance dans sa solitude, d’orgueil. Oui, être différent, ne pas se fondre dans la masse…Mais n’était-ce pas que mensonge, illusion, pure création de son esprit afin de rejeter la souffrance dans les méandres du dédain ? Etre seule et n’aimer personne afin de ne jamais connaître Déception, déesse du solitaire ? Si elle n’approchait personne, ses remparts resteraient intacts, inviolés, son palais ne souffrirait jamais l’hypocrisie, l’abus ou le pouvoir.

Mais ne manquerait-il pas quelque chose ? Oui, mais quoi ? Quoi de si précieux, de si indispensable à sa vie ? L’amitié, deux cœurs qui battent à l’unisson ? Des mots qui s’avancent et se retirent ? Des mots qui se cherchent et se déguisent ?

 Des mots qui n’ont pas besoin d’être prononcés.


La lumière du jour commençait à baisser. Elle plissa les yeux pour déchiffrer l’horloge, elle avait oublié de mettre ses lunettes. Il devait être cinq heures. Dans un quart d’heure, sa mère allait arriver, viendraient ensuite les amis et la famille qui habitaient loin et passeraient la nuit chez elle. Demain, onze heures, on enterrerait Marc. Elle aurait voulu quelque chose d’intime mais sa famille avait insisté pour tout organiser. Elle avait fini par accepter avec soulagement, elle ne s’en sentait pas la force et puis, l’enterrer si vite… Maintenant, elle regrettait de ne pas avoir pris les choses en main. Accueillir toutes ces personnes chez elle ne l’enchantait guère. Heureusement, sa mère serait là. Une petite voix pleine de sanglots coupa sa réflexion :

— Maman ? Je veux….Papa !

Sa petite fille se tenait devant elle, serrant un lapin en peluche de toutes ses forces entre ses bras potelés. Les larmes baignaient son visage. La crise n’était pas loin. Anaïs ferma les yeux. Il fallait faire quelque chose, vite. Oui, mais quoi ? Lui répéter que son papa était mort et ne reviendrait pas ?

— Tu veux un verre de lait ma chérie ?

Elle voyait déjà la scène avec horreur. Dans quelques minutes, elle se mettrait à hurler. Ce serait l’enfer et elle ne saurait pas quoi faire. Une fois de plus, elle resterait paralysée devant les cris de sa fille sans pouvoir établir le dialogue. Mais la crise tant redoutée ne venait pas. Ses larmes coulaient en silence. C’était encore plus effrayant. La tête lui tournait. Son enfant reculait devant elle. La porte claqua. Sa mère entra les bras chargés de course et se dirigea vers la cuisine. La petite fille se précipita à sa suite pour chercher le maigre réconfort qu’elle-même n’avait pas su lui offrir.

Anaïs secoua la tête dans un mouvement de désespoir. Il était tant qu’elle se remue. Il fallait qu’elle le fasse pour eux. Plus personne désormais ne serait là pour faire les choses à sa place.

Elle se leva d’un pas décidé et se regarda dans le miroir. Ses traits étaient tirés, ses yeux rougis, on lui aurait facilement donné dix ans de plus. Anaïs saisit la trousse bleue qui traînait sur la console au dessous du miroir et entreprit de se maquiller. 

 


Vendredi


    Il aurait fallu de la pluie pour un enterrement, elle s’accorde mieux à notre chagrin. Mais ce jour-là, le soleil aveuglant semblait nous narguer. Comme si la mort n’avait pas de carte de séjour, la vie investissait tout.


Anaïs était absente, perdue dans ses souvenirs. Elle sursauta quand les gens commencèrent à se diriger vers leur voiture. C’était donc déjà fini ? Si simple que cela ? Une vie enterrée, deux ou trois mots prononcés et la vie reprenait ses droits. Elle regarda son fils sourire à une parole de son oncle. Mon Dieu ! Comme elle aurait voulu ne jamais grandir ! Se jeter dans les bras de sa mère et s’y réfugier. Mais elle n’était plus une enfant, les autres la jugeraient et se moqueraient de sa faiblesse.

Elle resserra son manteau sur elle pour essayer de vaincre le froid qui envahissait son cœur. La pancarte devant elle indiquait « allée des tilleuls », ça serait désormais sa dernière résidence. La rue de son enfance portait le même nom. Là où elle avait vu son mari pour la première fois, sur son vélo, le pantalon et les joues barbouillés de boue… Quelle ironie ! La vie se joue de nous, disait sa grand-mère, elle se joue et nous abuse, afin de nous cacher sa nature profonde. Qui supporterait de savoir que tout ceci n’est qu’une mascarade ? C’est pour cela, que le mensonge est une des premières qualités de l’Homme.

Comme elle avait raison ! En une nuit, le décor s’était écroulé. Le décor d’une vie. Des noëls joyeux autour du sapin, des naissances, un mariage heureux et tranquille, quelques publications dans des revues mais que lui restait-il désormais ? Des enfants qu’elle n’avait jamais pu aimer seule ? Les amis qu’elle n’avait jamais eus ? Que ferait-elle désormais ? Comment gagnerait-elle sa vie, elle, qui était trop peureuse pour franchir la place Beaumont ?

Elle était montée dans la voiture sans même s’en apercevoir. On lui parlait ou plutôt des lèvres remuaient, elle acquiesçait en silence à des paroles qui se voulaient réconfortantes mais qu’elle ne saisissait pas. Un monde de pantomimes se dressait devant elle. La voiture s’arrêtait, on rentrait à la maison, on enlevait les manteaux, une table se dressait et tout ce petit monde s’agitait autour d’elle pour simuler la vie. Mais elle n’était pas là, elle n’en faisait pas partie. Des étrangers lui lançaient des regards condescendants et elle devenait toute petite, invisible. Elle ne comprenait plus rien. Un carnet de cuir reposait sur une commode, elle le reconnaissait, il l’attirait. Mais elle ne pouvait le saisir. Pas maintenant, plus tard.


Samedi  


    Le plus cruel lorsque l’on pleure, ce sont ces cicatrices qui restent après l’orage. Ces yeux bouffis que je regarde dans la glace et qui me rappellent mon malheur alors que je voudrais déjà l’oublier, l’effacer de ma mémoire. J’ai appris à dormir, j’ai compris bien tôt les bienfaits de la sieste après la tempête. Appeler les marchands de sable, faux marchands de rêves, qui n’apportent que cette petite mort où l’esprit s’oublie un instant dans les méandres du sommeil. Je comprends l’attrait de la mort. Prolonger cela à l’infini lorsque les tempêtes se succèdent sans jamais laisser de répit, quelle tentation !

    La solitude n’est pas un choix de vie, c’est un point de fuite. On dresse des remparts, on bâtit une tour et on s’y enferme mais on espère toujours que quelqu’un va nous en délivrer. En vérité, personne ne vient jamais car on a trop pris soin de jeter la clef aux oubliettes. Les mots de passe pour entrer sont trop compliqués et même le plus téméraire se décourage. On se défend de toute culpabilité par orgueil et aussi car il est bien difficile d’arriver à en sortir quand l’accoutumance s’est installée. J’ai peur de franchir ma porte, il suffirait que quelqu’un me tende la main…Un pas en avant, un pas derrière la ligne et à moi, la liberté ! Mais toutes les mains me semblent hostiles, elles ont été si dures celles que j’ai connues autrefois. La main qui frappait ma joue, enfant, lorsque je revenais avec une mauvaise note de l’école. La main qui me jurait fidélité et qui m’a trahie. La main qui a violé mon corsage dans la rue, un soir d’hiver…

    Je comprends la tentation de la nuit, je comprends. Ma main repose sur une boîte de comprimés. Elle aussi, elle m’est hostile, elle me tente. Elle veut porter à ma bouche un goût de mort, combler ma solitude par une autre absence, qui elle, au moins, a le mérite de ne pas avoir conscience de son état. Ma grand-mère avait raison. Il est temps d’interrompre cette mascarade. Pourquoi hésiter encore ?

   


Dimanche  


Elle regardait fixement le carnet de cuir. Qu’allait-elle faire maintenant ? Elle avait envoyé le mail ce matin, sa nouvelle était partie et elle se sentait plus désoeuvrée que jamais.

Les mots s’étaient écoulés tranquillement, toute la nuit. Ils avaient tourné les pages à sa place, une à une. Mais la vie, elle, n’avait pas encore mis le mot « fin. » La vie n’était pas faite de mots. Elle avait cru exorciser sa souffrance mais elle s’était rapidement rendue compte de son erreur. Elle n’avait pas su trouver de mots pour dire le froid qui envahissait son cœur. Anaïs alluma une cigarette. Il fallait qu’elle soit forte, qu’elle s’en sorte…Mais ce n’était pas vrai. Toutes ces belles histoires dont on abreuve les enfants….Un jour, tu verras, la vie tournera du bon côté pour toi, tout s’arrangera…Tout le monde a son instant de Bonheur…Tout était faux. Il y a des personnes, en ce monde, qui n’ont pas cette chance. C’est ainsi. Il y a des personnes qui sont toujours seules. Elle avait toujours été seule. Pourtant, elle s’était mariée, elle avait eu de beaux enfants en parfaite santé, elle n’avait connu ni la faim ni le froid. Mais rien n’avait  pu combler le vide qui étreignait son cœur. Non, rien. Ses enfants lui étaient étrangers, elle n’avait jamais su être mère. Elle aurait tellement aimé courir dans leur chambre, les prendre dans ses bras, leur dire des paroles réconfortantes…Mais comment leur faire croire en la vie alors qu’elle n’y croyait pas elle-même ?

    Elle avait fait sa valise sans même s’en rendre compte. Dans un état second, elle avait rejoint la gare.

— Pour quelle destination ?

— Bordeaux.

Elle avait choisi la ville au hasard. Elle n’avait aucune idée de ce qu’elle allait faire. Fuir, c’était son idée fixe. Elle était seule dans le train. Personne n’occupait la place d’à côté. Seule, c’était toute sa vie. Elle regardait les voyageurs embarquer, le train bouger, le paysage défiler. Rien ne lui paraissait réel. Elle ferma les yeux, épuisée et s’endormit.


Lundi

    Sa mère l’avait découverte morte dans son lit. Un vieux carnet de cuir était posé sur le chevet à côté de boîtes de comprimés vides. Elle l’avait ouvert, pensant trouver une explication à son acte. Les pages étaient toutes blanches. Aucune lettre d’adieu n’accompagnait son départ. De toute évidence, ce carnet n’avait jamais servi malgré l’usure  de la couverture. Elle avait pourtant souvent vu sa fille le serrer contre elle. C’était à n’y rien comprendre. Peut-être avait-il une valeur sentimentale ? Marc lui avait-t-il offert ? Quelle importance désormais ? Elle l’avait remis à sa place. Elle n’était pas sûre de vouloir comprendre. Sa fille était morte et aucune explication ne la ferait revenir.


    Le nez collé à la vitre, elle regardait les champs filer à toute vitesse. Son carnet serré contre son coeur. Il était vide. Vide comme sa mémoire. Ses souvenirs s’effilochaient au fur et à mesure que le train avançait. Le paysage n’était plus que lettres et mots s’effaçant sous une gomme invisible. Elle n’était qu’un être de mots après tout. Les mots qu’elles n’avaient jamais su dire ailleurs que sur des feuilles de papier imaginaires. Les mots qui manquaient à sa vie. Elle n’était pas d’ici et ce train l’emmenait ailleurs. Loin de sa folie.

 


Petite histoire : "Elle s'écrit" a été publiée dans




que vous pouvez télécharger
ICI  (j'en profite pour remercier les éditrices, Louve, Lau et Bloody pour la qualité de leur travail :-) )

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1 mai 2008 4 01 /05 /mai /2008 07:41

Le cagnard 


Il a des yeux de letchis écorchés

La haine au ventre

Un petit nez écrasé, souffreteux,

La haine au ventre

Le souffle rauque, étranglé, cancéreux

La haine au ventre


Le coeur brisé d'un sans-père et sans-mère

Seize ans violés, dépecés, moucatés

La haine au ventre


Un bourbon de meute qui jouit de chasse

Et pas de voix quand il aboie

Pas de parole, pas de morale


Et pourtant il m'a dit merci.


 

 

 

Les mots créoles :
*cagnard : voyou
* moucaté : moqué (littéralement "emmerdé")
*bourbon : ici, chien bâtard/chien errant

 

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29 avril 2008 2 29 /04 /avril /2008 12:43

François Villon (1431- après 1463)

Bravo Daniel !  La devinette du billet d'hier parle bien de François Villon.


Je ne me sens pas bien capable de parler de ce mauvais garçon qui me garde sous son charme depuis bien des années. Surtout,  internet  vous en dira autant que vous en voulez (Par exemple, sa bio : ici et ses oeuvres complètes : ).

Voici juste des poèmes - les plus connus je pense - que j'écoute sans me lasser.



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[...]
Hé ! Dieu, si j'eusse étudié
Au temps de ma jeunesse folle
Et à bonnes meurs dédié,
J'eusse maison et couche molle !
Mais quoi ? Je fuyaie l'école,
Comme fait le mauvais enfant.
En écrivant cette parole,
À peu que le coeur ne me fend.
[...]
extrait du Grand testament


(c'est mon pôpa qui le déclamait le mieux, quand on fuyait école et usine pour aller à la pêche, ouais !)

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L'Épitaphe de Villon ou " Ballade des pendus "

Frères humains, qui après nous vivez,
N'ayez les coeurs contre nous endurcis,
Car, si pitié de nous pauvres avez,
Dieu en aura plus tôt de vous mercis.
Vous nous voyez ci attachés, cinq, six :
Quant à la chair, que trop avons nourrie,
Elle est piéça dévorée et pourrie,
Et nous, les os, devenons cendre et poudre.
De notre mal personne ne s'en rie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Se frères vous clamons, pas n'en devez
Avoir dédain, quoique fûmes occis
Par justice. Toutefois, vous savez
Que tous hommes n'ont pas bon sens rassis.
Excusez-nous, puisque sommes transis,
Envers le fils de la Vierge Marie,
Que sa grâce ne soit pour nous tarie,
Nous préservant de l'infernale foudre.
Nous sommes morts, âme ne nous harie,
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

La pluie nous a débués et lavés,
Et le soleil desséchés et noircis.
Pies, corbeaux nous ont les yeux cavés,
Et arraché la barbe et les sourcils.
Jamais nul temps nous ne sommes assis
Puis çà, puis là, comme le vent varie,
A son plaisir sans cesser nous charrie,
Plus becquetés d'oiseaux que dés à coudre.
Ne soyez donc de notre confrérie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !

Prince Jésus, qui sur tous a maistrie,
Garde qu'Enfer n'ait de nous seigneurie :
A lui n'ayons que faire ne que soudre.
Hommes, ici n'a point de moquerie ;
Mais priez Dieu que tous nous veuille absoudre !


(Chanté/dit par Léo Ferré, c'est à vous faire dresser les poils de bras)

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Ballade des Dames du temps jadis

Dites-moi où, n'en quel pays,
Est Flora la belle Romaine,
Archipiades, ne Thaïs,
Qui fut sa cousine germaine,
Echo, parlant quant bruit on mène
Dessus rivière ou sur étang,
Qui beauté eut trop plus qu'humaine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

Où est la très sage Héloïs,
Pour qui fut châtré et puis moine
Pierre Esbaillart à Saint-Denis ?
Pour son amour eut cette essoine.
Semblablement, où est la roine
Qui commanda que Buridan
Fût jeté en un sac en Seine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

La roine Blanche comme un lis
Qui chantait à voix de sirène,
Berthe au grand pied, Bietrix, Aliz,
Haramburgis qui tint le Maine,
Et Jeanne, la bonne Lorraine
Qu'Anglais brûlèrent à Rouen ;
Où sont-ils, où, Vierge souveraine ?
Mais où sont les neiges d'antan ?

Prince, n'enquerrez de semaine
Où elles sont, ni de cet an,
Que ce refrain ne vous remaine :
Mais où sont les neiges d'antan ?


(Chanté par Georges Brassens, on se découvre ménestrel ou coiffée d'un hennin de Dame - voire les deux ;-) )




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28 avril 2008 1 28 /04 /avril /2008 13:18

En ces temps reculés était un ripailleur un tant soit peu lettré.

Sa pitance follement acquise lui ferma maison et couche molle. Rimes bien faites et malandrins furent donc son vin quotidien. Ainsi qu’amours déraisonnables beaucoup plus que déraisonnées.

(Bref, si le temps eût été inversé, rires et regrets feraient de lui un Alcofribas plein de spleen.)

Assis à l’ombre du gibet, ses testaments nous a légués, puis au matin fut exilé.

N’ayons pas nos coeurs, contre lui, endurcis !

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24 avril 2008 4 24 /04 /avril /2008 07:46

 



Rouge et Bleu, une histoire d'Oiseaux (Fin)

Anthony Boulanger


27 février 2104

Troisième jour depuis le Trente-septième Réveil


Clyne Anderson et Yeff Sarden sont de sortie aujourd'hui.

La première se rend sur le futur site de la base permanente, à l'ombre de Olympus Mons, le second accompagne la jeune femme pour pouvoir collecter de nouveaux échantillons de sols se situant à une profondeur de deux ou trois mètres. En reprenant les analyses des microorganismes revenus avec Phoenix III, il a en effet eu l'intuition que l'oxyde de fer jouait un rôle prépondérant dans l'inhibition des métabolismes martiens.

Clyne semble virevolter aux côtés du microbiologiste. La pesanteur martienne, trois fois inférieure à celle de Terre, lui procure une sensation de liberté renouvelée à chaque sortie. Yeff se sent plutôt pataud de son côté. Même s'il s'est entraîné en simulateur, il n'est pas à l'aise en combinaison.


Les deux humains ne se doutent pas qu'ils sont observés au moment même où ils marchent. Ils ne peuvent pas voir le masque de silicium dont est recouvert Lyrcyn. Ils ne peuvent entendre les battements de ses cœurs minéraux, le renouvellement violent des fluides siliceux qui baignent ses organes.

Pourtant, la haine fait rage dans le corps et l'esprit du H'espar. La créature ne s'attendait pas à tomber aussi rapidement sur des H'üma.

Il sent l'eau que contiennent les corps de ces Fils d'Alcyons malgré la distance, cette eau tout aussi néfaste et honnie que la friri'i, la poussière de fer oxydé, qui entoure en ce moment les trois êtres vivants.

Lyrcyn se lève. Il a pris une décision. Il va ramener ces deux H'üma au Dieu Phoenix pour nourrir l'Oiseau de leur Sacrifice, puis il pénétrera l'esprit de leur mutar desséchée  – à condition que ces êtres en ait une – pour trouver l'endroit où ils cachent leur Feu.


***


27 février 2104 ?

Pensées de Yeff Sarden


Je… Je suis allongé ? En mouvement ?

Que s’est-il passé ?

Je me souviens de Clyne qui me désignait les satellites de Mars, Phobos et Deimos, que nous distinguions malgré la poussière. Je me souviens d'un mouvement qui venait de la montagne, comme si un morceau de roche se détachait et fonçait sur nous. Puis, c'est le sol qui s'est précipité à ma rencontre. Et plus rien.

Ah, si, il y a eu ce cri, comme celui d'un faucon gigantesque qui m'a vrillé les tympans, et ce bruit de vagues.

Pourquoi entends-je cela alors que l'on me traîne sur un sol desséché qui n'a pas connu l'eau depuis des éons ?

Qui me transporte à cette vitesse alors que Clyne est étendue à côté moi ? Bon sang, elle a l'air inconsciente !

Rester calme. Ne pas paniquer. Je ne sais pas depuis combien de temps je suis dans les vapes, mais la base a déjà dû commencer à nous chercher. On a forcément raté un check point radio. Rester calme.

Je suis perdu sur Mars, avec une collègue inconsciente sur les bras, et apparemment prisonnier de quelque chose.

Rester calme.

Mais… Mais on rentre dans la montagne ! On…


***


Quatrième jour depuis le Trente-septième Réveil

Chroniques de Lyrcyn


Dans le sas, j'ai nettoyé la friri'i qui couvrait mes prisonniers et ôté les H'espar qui s'étaient sacrifiés pour moi. Je les remercierai lors de leur prochaine mutar.

Puis j'ai apporté les H'üma au Dieu Phoenix.

L'un d'entre eux avait apparemment achevé sa mutar. Il était à présent immobile alors que je l'ai vu dressé sur deux appendices quand il était à l’extérieur. Je l'ai examiné, l'enveloppe blanche était en fait une armure semblable à la mienne, et il y avait un corps mou à l’intérieur. La cuirasse portait un trou à l'endroit où je l'ai frappé. Apparemment, la friri'i est mortelle pour ces créatures aussi.

Le Dieu a regardé, a écouté, et a craché ses flammes sur le H'üma mort. Il a dit que l'eau risquait de nous tuer s’il ne le purifiait pas. A la fin de la cérémonie, il ne restait rien de la créature. Tous les H'espar présents s'en sont étonnés. Quand l'Oiseau nous purifie, nos corps en ressortent luisants et sains. Ces H'üma sont monstrueux…

Le Dieux Phoenix nous a interdit de toucher à l'autre abomination, celle qui bouge encore. Il a dit qu'il voulait étudier les Fils de ses ennemis pour mieux les détruire. Il m'a permis de rester avec lui pour l'aider dans sa sainte tâche.


***

27 février 2104 ?

Quatrième jour depuis le Trente-septième Réveil


Yeff est terré dans un coin, perdu quelque part dans un gigantesque bâtiment minéral.

Il a oublié ses injonctions au calme, mais qui pourrait rester stoïque quand son esprit est impuissant à comprendre ce qui se passe ?

Il est le premier être humain à découvrir les secrets que recèle l'intérieur de Olympus Mons… Qui aurait pu croire que ce gigantesque volcan était creux ? Traîné sur le sol, visage tourné vers le plafond, l'homme a vu des centaines de bâtiments – ou peut-être était-ce tout autre chose en ce monde – défiler autour de lui, des élancées de minéraux translucides aux formes les plus irrégulières qui soient, des structures fractales qui s'étendent sur des mètres et se perdent dans les hauteurs de la caverne.

Tout n'était qu'opalescence et ombre tamisée, baignade dans une clarté rouge, reflétée de toute part, déclinée en un camaïeu enivrant.

Ensuite il y avait eu les grandes colonnes le long du chemin. Yeff était conduit au Temple.

L'homme a vu l'Oiseau de Feu et l'a reconnu, en tous points semblable à ce que tant de mythes et de légendes terriennes décrivent. L'homme a senti la chaleur qu'il pouvait dégager. Il le regarde constamment, il répète son nom.

Phoenix.

Phoenix.

Comment un tel être pouvait-il exister ? Etait-ce une illusion créée par son esprit malade, un lambeau de démence qui errait à la limite de sa conscience ? Mais ce n'était pourtant pas un spectre qui avait détruit le corps de Clyne, le réduisant à l'état de cendres volatiles. Phoenix, encore et toujours…

Quelle ironie que les missions qui aient prouvé la présence de vie sur Mars aient été baptisées du nom de ce terrible geôlier.

Quelle ironie que la seule entité qui ne lui soit pas totalement étrangère en cette terre soit celle qui ait causé la mort de son amie.


Yeff se sent observé. Par l'Oiseau certes, par tout ce qui l'entoure également. L'homme a l'impression de voir des yeux dans les pierres, bien qu'il sache que les créatures de ce lieu n'en ont pas.

Yeff observe également. Que sont ces innombrables entités siliceuses qui grouillent sur le sol ? S’agit-il des descendants des créatures dont Phoenix III avait ramené des fragments ? Leurs pattes d'insectes laissent penser que oui… Et cette chose qui l'a capturé et amené à l'intérieur de la montagne, ce golem cristallin… Qu'est-il exactement ? Une des formes de vie la plus évoluée de ce monde ?

L'humain regarde le H'espar et celui-ci regarde le H'üma à son tour. Corps de silice contre corps de carbone, corps translucide contre corps opaque. Yeff voit le liquide refluer dans les excroissances de verre. Il observe son poignet où les vaisseaux sanguins pulsent au même rythme que son cœur. De temps en temps, le golem bouge. Il change de forme, des espèces d’anneaux s’ajoutent à son propre corps.

- Vous ne pourrez pas me retenir longtemps prisonnier, vous savez, dit Yeff.

Aucune réponse, aucune réaction. Face à ce silence, il s’interroge sur le mode de communication de ces créatures. De temps en temps, l'homme voit des éclairs traverser les carcasses, se propager à travers les êtres insectoïdes, jusqu'au golem. Est-ce là la clé ? Le silicium est un semi-conducteur après tout… L'électricité, générée Yeff ne savait comment, transporte-t-elle leurs messages, leurs mots ? L'homme a-t-il en face de lui une espèce d'ordinateur biologique ? Voilà qui est plus que réducteur pour ce qui doit être le fruit de centaines de millions d'années d'évolution.

Le microbiologiste jette un nouveau coup d'œil à son poignet. La radio intégrée à la combinaison est muette. Quelque chose empêche l'instrument de fonctionner. Sûrement Sans doute toute cette électricité… Une idée germe dans l'esprit de l'homme. Une idée folle, une idée désespérée. A côté de lui, un étrange être se meut lentement, un être hérissé de lames minérales à l'aspect terriblement tranchant.

Yeff s'en saisit. Pas de réaction. Il le porte à ses yeux et voit le même liquide dans les entrailles vitreuses de cet être que dans celles du golem. Quel est leur lien de parenté ? Peu importe à ce moment. L'humain empoigne fermement sa dague improvisée. Il l'utilise pour démonter le panneau électronique de sa radio, il met à jour les fils d'almelec, l'alliage d'aluminium, de magnésium et de silicium. Il croit entendre l'électricité crépiter lorsqu'il les arrache. Yeff Sarden regarde une dernière fois le Phoenix et l'entité qui l'a capturé. Puis il plaque les fils dénudés sur le sol.


Un cri d'une brutalité phénoménale résonne soudain aux oreilles des habitants de Olympus Mons. Un cri qui provient du Fils de l'Alcyon et qui s'éteint aussi vite qu'il a commencé.


Yeff a enlevé les fils du sol. Il a vu le golem se raidir lorsqu'il a commencé à envoyer le courant dans le sol.

La créature s'est tournée vers lui, elle s'est levée et a ondulé ou s'est écoulée, Yeff ne savait pas trop bien. Elle est venue jusqu'à lui et a posé une de ses extensions vitreuses sur la radio. Les voyants et l'écran ont clignoté tandis que l'être envoyait à son tour des décharges dans le système.

Les deux êtres, l'humain et le golem, le H'espar et le H'üma, se sont regardés…


Yeff pouvait-il se douter que par son geste, il venait de jeter un pont entre deux peuples que des millions de kilomètres, que des voies d'évolution totalement dissemblables séparaient ?

Car c'est bien par cet homme que prit fin la guerre qui, depuis des millions d'années, opposait les Phoenix aux Alcyons, opposait la Planète Rouge à la Planète Bleue, le Feu à l'Eau, les incendies et la lave aux déluges et aux océans, …


Il avait suffi d'une radio, d'un court-circuit, et de beaucoup de temps par la suite… Beaucoup de temps pour que le H'espar instruise le H'üma du langage de la foudre. Puis il avait encore fallu que le ERV ramène Yeff et ses connaissances sur Terre, que les Hommes se dotent du matériel capable de moduler les arcs électriques à l'infini et de créer les interfaces qui leur permettraient de communiquer efficacement avec leurs cousins extraplanétaires.

A cela avait succédé une phase de doute immense, tandis que l'Humanité prenait conscience, à travers les Chroniques martiennes, des millénaires de batailles qui avaient secoué autrefois la Terre et Mars, les Phoenix et les Alcyons, tandis qu’elle craignait les éventuelles rancœurs pouvant couver chez les H'espar toujours endormis.

Et seulement au bout d'un autre millénaire et d'un nombre considérable de nouveaux Réveils, le descendant de Yeff Sarden offrit à Lyrcyn et son peuple l'énergie nucléaire, le Feu qui permit aux Fils des Phoenix de retrouver leur splendeur passée…



 

 

 

Petite histoire : "Rouge et Bleu, une histoire d'Oiseaux" a été publiée dans les Brèves du Crépuscule n°2, le webzine du forum des Songes du Crépuscule. Anthony remercie particulièrement  Alain Valet pour ses corrections du texte et pour l'avoir illustré.

Anthony est l'un des habitants de l'Antre-Lire. Ce texte y est "à paraître" mais d'autres s'y trouvent déjà...


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22 avril 2008 2 22 /04 /avril /2008 12:10

 



Rouge et Bleu, une histoire d'Oiseaux

Anthony Boulanger


24 octobre 2088

Dépêche de l'AFP

 

La conférence finale pour "Giant Phoenix Mars Mission" s'est tenue le 23 octobre 2088, dans la zone virtuelle sécurisée ZVX-2602.

Les organisations participantes étaient (classées par nombre d'avatars présents) :

- North-American Aeronautics and Space Administration (N-AASA)

- Agence Spatiale Européenne (ASE)

- China Space Science and Technology Corporation (CSSTC)

- Université d'Arizona (UA)

- Japan and Australian Aerospace Exploration Agency (JAAXA)

- Laboratoires d'Exobiologie (liste détaillée en annexe A.1)

- Laboratoires de Géologie et de Sciences des Structures (liste détaillée en annexe A.2)

- Laboratoires de Microbiologie (liste détaillée en annexe A.3)

- Laboratoires de Chimie Générale et Chimie Organique (liste détaillée en annexe A.4)

En 2008, la sonde Phoenix atterrissait sur le pôle arctique de Mars avec pour mission d'enquêter sur l'eau, et donc sur la vie, que la Planète Rouge pouvait receler. Très vite, la visualisation de structures assimilables à des colonies de micro-organismes sporulés, par les microscopes embarqués, a enthousiasmé les milieux scientifiques.

En 2019, Phoenix II reprenait la mission de son prédécesseur dont l'instrumentation ne permettait pas une étude exobiologique approfondie. La perte du lander lors de l'atterrissage sur Mars a mené au lancement de Phoenix III en 2025.


Le retour sur Terre de cette troisième sonde et des échantillons de sols qu'elle avait prélevés marqua un tournant dans l'histoire des exosciences.

En effet, si la vie, telle que nous la connaissons sur notre Planète Bleue, est basée sur l'utilisation du carbone, la culture et les analyses des souches dormantes de microorganismes martiens ont montré que l'ensemble des métabolismes était basé sur l'utilisation du silicium. Cet atome est en effet tétravalent comme le carbone et peut former de multiples complexes stables, dont des molécules inconnues mais néanmoins assimilables à des sucres, des protéines et autres composés cellulaires.

De plus, certains prélèvements, datant d'il y a moins de trois mille ans, contenaient plusieurs fragments de dérivés siliceux macroscopiques. Leurs structures (articulations des minéraux, présence de "griffes") présentent des similitudes étonnantes avec celles de pattes d'insectes terrestres.


Les différents partenaires ont donc voté hier, à l'unanimité, les crédits nécessaires au lancement de la mission Giant Phoenix. Cette mission est basée sur le concept "Mars Direct", initialement développé par Zubrin et Baker en 1990. Elle permettra l'envoi de scientifiques sur le sol martien, ainsi que celui d'équipements de recherche de haut niveau. Les problématiques fondamentales seront la recherche et l'étude des formes de vie martienne, aussi bien microbiologiques que pluricellulaires. Les prémices d'une base permanente seront également creusées dans le flanc ouest d'Olympus Mons, le plus haut relief de notre système solaire.


Tout comme celles qui l’ont précédée, cette mission a été baptisée du nom de Phoenix, l'oiseau fabuleux pouvant renaître de ses cendres. Mais la multiplicité des sondes, la présence d'un lanceur lourd, d'un ERV (Earth Return Vehicle), et les budgets colossaux mis en jeu justifient amplement l'adjectif Giant.

Thomas Knocker

 


***


25 février 2104

Journal de bord de Yeff Sarden

 

L'installation de la serre du campement temporaire est maintenant terminée. Nous allons pouvoir vivre en totale autarcie très prochainement : le seul problème reste encore et toujours l'encrassage constant des cellules photovoltaïques. Les ingénieurs avaient assuré que les tempêtes de Mars nous débarrasseraient continuellement de la poussière rouge d'oxyde de fer, mais celle-ci se révèle aussi fine que du talc et s'infiltre partout.

De toute façon, l'énergie solaire devait nous aider jusqu'à ce que Clyne ait réalisé la percée dans Pavonis Mons. En attendant, il nous suffit de nous brancher sur le réacteur nucléaire de notre ERV pour combler les besoins énergétiques. J'ai justement demandé à Clyne quelques infos sur l'avancement de ses travaux. Selon elle, la poche d'hydrogène sera atteinte dans moins de trois jours si la roche ne se révèle pas plus dure qu’actuellement. Si je me souviens bien de ce que m'a expliqué notre chimiste, qui est également notre géologue, en faisant réagir l'hydrogène avec le dioxyde de carbone de l'atmosphère, nous allons pouvoir récupérer du méthane et de l'eau. Qui dit méthane dit énergie, et qui dit eau dit oxygène par électrolyse. La boucle est bouclée, nous aurons de l'énergie à ne savoir qu'en faire, de quoi boire et de quoi respirer ! D'après les calculs de Clyne, le contenu de Pavonis Mons suffira à alimenter une colonie conséquente pendant un ou deux millénaires.


De mon côté, les travaux avancent doucement. J'ai refait des prélèvements de sols à différentes profondeurs. J'ai retrouvé les mêmes structures microbiennes que celles ramenées par Phoenix III, mais impossible de les réveiller de leur dormance. J'ai joué sur les gaz présents dans l'enceinte, sur la température et la pression, rien n'y a fait. J'ai même simulé une rentrée dans l'atmosphère terrienne…

Aucune trace de développement, sur aucun substrat d'aucune sorte. Je vais reprendre ma bibliographie sur les échantillons ramenés par Phoenix III.


***

 

Troisième jour depuis le Trente-septième Réveil

 

Chroniques de Lyrcyn

 

Le Dieu Phoenix nous a tirés de notre long sommeil il y a peu.

Après avoir lu toutes ces chroniques et assimilé leur contenu, je suis enfin capable de reprendre mon nom sacré.

Je suis Lyrcyn, H'espar de la trente-septième génération. J'écris ces lignes pour mes mutar suivantes et celles de tous les H'espar de notre monde.


Je suis allé devant l'Oiseau car tel est mon devoir premier. Sur le chemin, j'ai salué mes frères H'espar, quels qu'ils soient. Des plus humbles et jeunes qui s'affairaient à rénover les fresques et les sculptures abîmées par le temps, des plus grands qui veillaient sur ceux d'entre nous dont les mutar n'avaient pas survécu.

Je suis arrivé devant le Temple. Ses murs qui épousaient les parois intérieures de la montagne étaient couverts de fidèles. Malgré la léthargie due au Réveil récent, ils polissaient déjà sans relâche la pierre des colonnes pour lui redonner sa perfection d'antan.

Je suis entré, mes sens et mon esprit ont vu notre Dieu Phoenix comme jamais il n’a été vu. Son Feu était rouge comme la friri'i poussiéreuse de la surface. Ses plumes ne suffisaient pas à éclairer les parois de son Temple, mais l'espoir brillait dans Ses yeux.

Il m'a parlé.

Il a dit qu'un brasier phénoménal était descendu des étoiles dans un cercueil de métal et que je devais le porter jusqu’à Lui pour qu'Il puisse s'embraser et renaître de Ses cendres.

Il a dit que les flammes étaient immobiles, qu'elles étaient à la surface, à quelques foulées de notre montagne.

Il a dit que la puissance de ce feu était telle qu'il pourrait ranimer les autres Dieux Phoenix et tous les H'espar de la planète.

Il a dit que je devais prendre garde, car le feu qu'Il convoitait était gardé par des H'üma.

Je lui ai demandé si ces H'üma étaient des Démons Alcyons, les légendaires Phoenix d'eau.

Il a répondu qu'il s'agissait de leurs Fils.


Je suis sorti du Temple et j'ai appelé à moi des H'espar mineurs qui avaient voué leur mutar actuelle au service de notre Dieu vivant. Je m'en suis entouré pour me protéger de la friri'i empoisonnée, et j'ai marché jusqu'au sas ouest. Les H'espar s'agitaient sur mon corps. Ils ne ressentaient aucune peur à l'idée d'affronter la mort. Au contraire, ils se sacrifiaient pour notre Dieu, animés d’une joie infinie.

Le sas s'est ouvert devant moi et j'y suis entré. Les H'espar se sont calmés. Je leur ai ordonné de m'enfermer dans une armure qu'aucune particule de friri'i ne pourrait traverser et ils se sont mis en place. Le sas s'est refermé sur mon commandement, et j'ai attendu que la surpression se fasse. Lorsque mes petits compagnons m'ont confirmé que la pression était stabilisée, et qu'aucune poussière ne pourrait entrer dans la montagne, j'ai commandé l'ouverture de la deuxième porte et je suis sorti. Maintenant que j'étais hors de la roche, je sentais à mon tour la présence du Feu dont m'avait parlé l'Oiseau. Mais je ne le voyais pas. Où les H'üma avaient-ils pu le cacher ?

 

(suite)

 


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20 avril 2008 7 20 /04 /avril /2008 11:14

 



Quand j’ai décidé il y a quelques mois d’arrêter d’écrire pour les tiroirs, il a bien fallu se rendre à l’évidence : écrire pour les disques durs ou, pire, les enveloppes, demande beaucoup beaucoup plus d’organisation, de connaissances linguistiques, de techniques en tout genre.

Les tiroirs sont caractérisés par une empathie totale avec l’auteur qui les remplit. Ils comprennent tout à demi-mot, tiers de mot, quart de mot,... limite s’ils ne trouvent pas absolument géniale une simple feuille blanche.

Les disques durs, c’est une autre histoire. Outre qu’il va falloir désormais s’exprimer en un français compréhensible et une syntaxe html, pdf ou doc irréprochable, il faut acquérir les possibilités et capacités matérielles, techniques et communicationnelles inhérentes à l’accès et l’utilisation du Net. Heureusement, je fais partie des 15% d’humains disposant d’électricité, d’un ordinateur, d’une connexion internet, du bon âge et de la bonne culture pour apprendre à forumer, bloguer, siter.

C’est ainsi qu’un beau jour, j’ai réussi à publier un texte accessible à des disques durs. Les a-t-il atteints ? A première vue, oui, oui et oui : les retours sont admirateurs, chaleureux, enthousiastes, émus, dithyrambiques, élogieux, laudatifs, transportés, emballés (c’est pesé), enflammés et j’en passe [source : dico des synonymes]. Et voilà, je l’avais parié, j’avais raison : il n’y a pas que les tiroirs qui m’aiaiaiment !

Sauf que, la première euphorie passée, je me suis rendue compte que TOUS les textes de tous les auteurs avaient des retours extasiés, y compris les mauvais, les bancals, les bourrés de fautes, les sans queue ni tête, les incompréhensibles, les indéchiffrables, les illisibles [même source vocarbulesque mais le dico TLF est pas mal non plus]. Autre problème de taille - c’est le cas de le dire : il y avait moins de disques durs à m’adorer que de tiroirs dans mes placards ! Et quand je dis « disques durs », je devrais plutôt parler d’ « écrans » parce que j'ai un gros doute sur le fait qu'un texte arrive effectivement à passer derrière ceux-ci.

Vu sous cet angle, plus de quoi s’étonner que les quelques soumissions à des enveloppes n’aient pas eu le succès escompté.

Mais je n’ai pas désespéré (première qualité d'un apprenti : la ténacité). D’abord, il y a quand même quelques internautes qui ne sont pas que gentils, polis ou intéressés (salut mes fans !). Ensuite, il y a eu deux petites enveloppes qui ne se sont pas déversées dans la poubelle. 

Alors, j’ai fouillé, fouillé, fouillé le web et ses recoins et j’ai trouvé des forums où un auteur a une chance d’obtenir un avis réaliste de ses textes.

J’ai d’abord découvert le forum A vos plumes et ses jeux d’écriture : on travaille un exercice, les textes sont anonymés puis chacun dit quels sont ceux qu’il préfère... sans considération d’amitié, d’amour-propre, d’ascenseurs à renvoyer ou autre. Plein de choses à tirer de tout ça...

Pour des critiques plus constructives, on peut en obtenir sur Tir Na N’og et Compagnie mais les congratulations y sont aussi de mise, car beaucoup d’auteurs ne visent pas (vraiment) les enveloppes. Surtout il y a La Mare aux Nénuphars : dissection assurée dans la joie (humph !) et dans la bonne humeur (là, c'est vrai), et comme le principe est de faire aux autres ce que vous voulez qu’on vous fasse, ça double les progrès. Eh oui, en apprenant à voir ce qui cloche dans le texte des autres, à me demander si une expression, un mot, une conjugaison, une virgule, un retour à la ligne sont corrects, si une information est utile, inutile, insuffisante, énervante, bien placée, ma propre écriture a fait un bond prodigieux (à mon échelle, s’entend). Petit bémol, les grenouilles ne travaillent qu’en Science-Fiction-Fantasy-Fantastique et moi je n’écris que la moitié du temps dans ce genre.

Qu’à cela ne tienne, pour la littérature blanche - comme on dit en SFFF - mes promenades sur le net m’ont aussi rapporté des copains et certains d’entre eux sont des correcteurs qui, y’a pas à dire, savent manier le fouet !

Avec tout ça, les enveloppes, je sais de mieux en mieux ce qu’elles aiment. Reste plus qu’à ajuster mes tirs...

 


Annexe : petite synthèse non exhaustive de mes fréquentations webiennes en tant qu’apprentie écrivain

Outils linguistiques :

Dictionnaire courant : le Trésor de la Langue Française (Université de Nancy, CNRS )

Dictionnaire des synonymes  (Université de Caen)

Manuel de conjugaison

Résumé sur la ponctuation et sa typographie

(auxquels s’ajoute le « Grévisse » pour le « Bon Usage » de la langue dont je n’ai pas trouvé l’équivalent sur le Net)


Lectures critiques :

Forum La Mare aux Nénuphars (administré par Cocyclics)

Forum Tir Na N’og et Compagnie (TNN)


Appels à Texte (les fameuses enveloppes)

 L’Antisèche des auteurs et illustrateurs

Bonnes nouvelles

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17 avril 2008 4 17 /04 /avril /2008 08:46

Le Rêve de la Terre (Fin)

Marie-Catherine Daniel



Papi est venu nous chercher à la gare de Baume-les-Dames. J’ai adoré sa façon de m’embrasser distraitement sur les deux joues comme si nous nous étions quittés la semaine précédente. Son fils a eu droit à un peu plus d’effusions : après tant d’années sans contact, l’un et l’autre devaient craindre que leur lien se soit un peu distendu.

Assise à l’arrière de la vieille Ford Taunus, je les ai laissé renouer ce qui avait peut-être besoin de l’être.

Les derniers kilomètres qui mènent au village de mes grand-parents serpentent au fond de l'étroite vallée du Cusancin. Ils m’ont emplie d’une émotion si apaisante que je n’ai pas eu la moindre envie de ravaler les deux larmes d’enfance heureuse qui ont longuement sillonné mes joues. Je rentrais chez moi. Et l’exubérance de la forêt ensoleillée et du torrent d’eau claire m’a à peine fait frissonner.


Mamie a été, elle aussi, à la hauteur de mon attente : un grand sourire, deux bises et un « Va voir dans ta chambre, il y a une surprise. ». La surprise c’était sa vieille robe de chambre, celle qu’elle n’avait jamais voulu me prêter, arguant que c’était le seul cadeau de Papi dont il n’avait pas aussi profité. J’ai deviné que mon grand-père avait dû renouveler la prouesse et j’ai eu un grand élan d’amour pour ma grand-mère qui m’en offrait la confidence, en même temps qu’un des objets auquel elle tenait le plus.


J’ai réussi à manger toute une tranche de miche tartinée de pâté et de cornichons sans avoir de nausée. Toute fière, je m’en suis tenue là, de façon si naturelle que personne ne s’est aperçu de la brièveté de mon appétit.


L’après-midi s’est passé en papotages. Oncle Henri n’a pas parlé de son « mariage ». A l’heure du goûter - heureusement oubliée par Mamie - Papi s’est esquivé pour aller à la pêche. Il a besoin de beaucoup de tranquillité, Papi.

Il est revenu vers dix-sept heures. Bredouille. Ouf ! Mais rien que de penser à l’odeur de poisson frit, je suis montée prendre une douche. Au calme, le malaise a fait un retour en force. Me laver m’a un peu soulagé. Puis j’ai déballé mes affaires comme si je m’installais pour des semaines. J’ai accroché le « Rêve de la Terre », à la place du crucifix, que je ne manque jamais d’enfouir au fond d’un tiroir et que Mamie ne manque jamais de retrouver, pour le remettre au-dessus de la commode. Je me suis allongée sur le ventre et j’ai épié les cercles de terres qui palpitaient en saignant de l’ocre et du goudron.

Quand la bile a envahi ma gorge, les haut-le-coeur ont enfin interrompu ma fascination malsaine.

Je suis partie me réfugier au fond du jardin.


***

Les corneilles croassent une dernière fois avant de rejoindre la falaise où elles nichent. Elle s’assoit dans l’herbe au bord du ruisseau. Ce soir, aucune envie d’y tremper les pieds, les tourbillons soyeux ont quelque chose de tentaculaire dans l’ombre qui s’installe. Ne serait-ce le repas qui s’annonce, l’humidité noire et froide qui envahit la vallée, la chasserait vers la cheminée du salon.

Encore quelques respirations oppressées, encore quelques reflets rosés dans un nuage gris-souris, puis l’étau de la nuit claque ses mâchoires monstrueuses.

Statufiée, elle ne peut même plus suffoquer. Glacée, l’angoisse a éteint les battements de son coeur, arraché les quelques masques qui couvraient sa folie, rendu insoutenable son besoin d’être pure. Figée, elle ne nie plus le suif honteux de son corps.


Quelque part, ailleurs, elle appréhende un autre magma. Fangeux. Délirant. Son abomination est semblable à la sienne. Osmose. Au-delà de la conscience, c’est le Rêve de la Terre. Le Cauchemar de la Terre. Qui se débat. Encore. Encore et encore. La gangue semble céder, mais c’est pour mieux laisser suinter des égouts dioxydés, des déjections polluées, des ruisseaux de boues nucléaires, nauséabondes. Les vomissures jaillissent, le fiel déferle, engloutissant les vies dont elle est responsable. Inondations, séismes, déluges, avalanches, tsunamis. La multitude de ses blessures suppure. Encore. Encore et encore.


Jusqu’à... jusqu’à ce que... enfin... l’oiseau-cendre entende ses supplications de planète bâillonnée. Jusqu’à... jusqu’à ce que... enfin... l’oiseau-cendre se pose.

Et ses serres suturent les gouffres qui béaient.


Il se pose. Dans le creux de son ventre. Sa trille de phénix est emplie d’un douloureux désir.


***

Je tenais une poignée de glaise dans chaque main. La terre était grasse, abondante, puissante. Grâce à moi ? même si déjà, je ne pouvais y croire. Et pourtant... j’avais faim !


En retournant vers la maison, j’ai décidé de ne pas me présenter à l’examen lundi. Je venais de comprendre que Maman, aussi, rirait de ce premier zéro.

 


 

 

 

Petite histoire : "Le Rêve de la Terre" a obtenu le 6ème Prix du  Concours Calipso 2007 .  Il est donc paru dans l'anthologie papier Sens dessus dessous. J'ai reçu mon exemplaire pour Noël et j'en suis encore toute émue... surtout que les neuf autres nouvelles sont de vrais bijoux (Au sommaire : Françoise Bouchet, André Fanet, Guy Vieilfault, Carole Menahem-Lilin, Claire de Viron,  Françoise Guérin, Alain Emery, Emmanuel Renart, Sylvette Heurtel) . Calipso étant une association à but non lucratif, ses anthologies sont vendues à prix coûtant (moins de 6 euros), N'hésitez pas ;-)


"Le Rêve de la Terre" est aussi paru dans l'Antre-Lire (le site) en décembre 2007

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16 avril 2008 3 16 /04 /avril /2008 09:39

Le Rêve de la Terre (2ème partie)

Marie-Catherine Daniel



A huit heures, c’est le téléphone qui m’a réveillée. J’avais oublié de le mettre sur répondeur la veille au soir. En croisant les doigts pour que Maman ne l’ait pas entendu, je suis allée décrocher. C’était Oncle Henri. Sur le moment j’ai cru que je rêvais. Pour me convaincre que ce n’était probablement pas le cas, j’ai dû deux ou trois fois me repasser la conversation dans ma tête :

- Allo Marianne ?

- Allo. Non, c’est Mélissa.

- C’est Henri.

- ...

- Henri, ton oncle.

- Henri ? Oncle Henri ?

- Lui-même. J’ai l’impression que je te réveille, pas vrai ?

 - ...

- Bon, je viens d’arriver à Roissy. J’attends mes bagages et je viens me faire offrir le café. Ça te laisse une heure pour émerger. C’est OK ?

- Le café ?... OK.

Et c’est moi qui ai raccroché. C’est ce détail-là qui m’a décidé à opter pour la réalité. Dans un rêve, jamais je n’aurais raccroché au nez d’Oncle Henri. Dans un cauchemar, peut-être, mais comme Oncle Henri n’a vraiment rien à faire dans mes cauchemars...

J’ai fait couler du café. Le temps qu’il soit prêt, je n’avais toujours pas bien réalisé pourquoi j’étais debout à cette heure alors que je n’avais ni examen, ni cours. C’est seulement quand je me suis surprise à sucrer mon café que la joie m’a envahie. Presque sans y penser, j’ai tourné la cuiller dans ma tasse et j’ai avalé celle-ci , à petites gorgées, sans même grimacer.

Oncle Henri me sert de père depuis que le mien est mort dans l’explosion de la plate-forme pétrolière Piper-Alpha. Rien que de savoir que, quelque part, il pense à moi, me chauffe le coeur les soirs de cafards. Je l’adore.

C’est le frère jumeau de ma mère. Il ne lui ressemble pas du tout physiquement, à part les yeux : noisette, presqu’en amande. C’est, en partie, à cause de leur regard commun, que leur gémellité saute aux yeux - si j’ose dire. Même si, pour les étrangers à la famille, il semble difficile qu’une infirmière et un anthropologue de l’Université de Darwin (Northern Territory, Australia), soient issus du même ventre et nés le même jour, pour mes grands-parents et moi-même, c’est l’évidence même. Quand, il y a quatre ans, Henri a annoncé qu’il partait dans le bush se faire aborigène et qu’il ne savait pas quand il émergerait du Temps du Rêve, il a suffi de regarder Marianne pour savoir que la décision était prise par nécessité mutuelle de s’évader du monde moderne. En quelque sorte, ma mère aussi a eu droit à un plongeon sous la surface clinquante de la société dite développée : à l’époque ma maladie couvait encore mais le départ de mon oncle chéri a fait exploser les apparences. Espérons que les séismes d’Henri n’ont pas, comme les miens, tout anéanti...

Pour réveiller Maman en douceur, j’ai mis un disque de didgeridoo. La parisienne que je suis n’en reviens toujours pas que ce tronc creux dans lequel on souffle produise des sons dignes d’un synthétiseur. Les musiques aborigènes peuvent aussi bien être aiguës que caverneuses. Elles sont très prenantes tout le temps.

Ma mère n’a pas mis longtemps à apparaître. Bien entendu, elle avait compris. Je n’ai fait que confirmer d’un grand sourire.


***


C’était un tableau. Une peinture, style aborigène évidemment, pleine de pointillés. Elle représentait des cercles concentriques aux différentes couleurs de terres, des filaments sinueux s’en échappaient. Le soleil ? Une pieuvre ? L’effet était assez hypnotisant et plus je regardais, plus je sentais que les cercles palpitaient en se rétrécissant. Ma première impression devait être la bonne : des choses s’échappaient bel et bien. Ce n’était pas des tentacules mais des ruisseaux de boues qui vidaient le disque - la boule ? - de sa substance. J’ai pris conscience que mon ventre se creusait un peu plus à chaque expiration. Je haletais presque. Oncle Henri était là, à me regarder, et j’étais en train de me décomposer. J’ai vivement retourné la toile.

- Ourf ! ais-je dit, ce tableau me donne le tournis.

Je me suis mise à rire, avant d’ajouter :

-  Vu l’effet qu’il me fait, Oncle Henri, tu sais au moins que t’as tapé en plein dans le mille ! »

Il m’a scruté d’un drôle d’air.

- Ça s’appelle « Le Rêve de la Terre » ...

 Il a fait mine d’ajouter quelque chose mais il s’est ravisé et a sorti un nouveau cadeau de son sac.


Oncle Henri nous a laissé vers midi. Il devait se rendre à la Sorbonne pour une conférence, impromptue mais qui promettait d’attirer le Tout Paris Anthropologue. Il reviendrait dormir chez nous et partirait le lendemain matin chez ses parents - étant donné l’état du coeur de Mamie, eux étaient prévenus de son arrivée depuis une semaine ! Il nous a proposé de venir nous aussi, quelques jours en Franche-Comté. Maman travaillant ce week-end et les deux suivants, elle a promis que nous ferions un saut le mois prochain. Elle ne m’a pas consultée. Ça doit être pour cela que j’ai réservé ma décision quant à accompagner, ou non, Henri dès le lendemain. Quelques fois, j’en ai assez qu’elle sache toujours ce que j’ai envie, je voudrais trouver la force de la surprendre.


Elle m’a forcée à grignoter un bout de pain avec du fromage et une tomate. Ensuite, elle a attendu une bonne demi-heure avant d’aller faire la sieste. Trop tard pour un petit tour à la salle de bain.

Je n’étais pas encore remise de ma crise de la veille et l’arrivée d’Oncle Henri m’avait fait oublier la littérature comparée : moi aussi j’ai dormi.


Quand Oncle Henri est revenu, ma mère a décidé d’aller faire quelques courses pour cuisiner un repas de fête. Cette pensée m’a révulsée, ce qui m’a donné l’idée de proposer :

-  Non, non, non ! Ça fait des années que vous ne vous êtes pas vus. Allez tous les deux au restaurant ce soir. Moi je me débrouillerai.

Maman a blêmi. Je venais de la coincer en beauté : pas le moment de mettre ses intuitions inquiètes sur la table ! Cependant, elle s’est défendue :

- Toi non plus tu ne l’as pas vu depuis longtemps et demain il part tôt. Viens avec nous.

Et c’est là que j’ai pris ma décision :

- Justement pour demain. J’ai décidé d’accompagner Oncle Henri chez Papi et Mamie.

Elle en est restée bouche bée. J’ai vu défiler plein de choses dans ses yeux. Plein de choses à propos de mes quinze ans. De mes seize ans aussi. Je l’ai revue sur le quai de la gare, hâve et amaigrie, me faisant de vagues signes d’au revoir, un sourire fou d’inquiétude et d’espoir lui dévorait les yeux. Ce jour-là, sur le conseil des psys, je partais sans elle, terminer ma convalescence chez mes grands-parents. Elle était sur un quai bien semblable quand, à la fin de l’été, je suis rentrée avec mes 56 kilos de miraculée.

J’ai vu passer tout ça sur son visage. J’ai vu comme un semblant de nouvel espoir y poindre. Et si Henri n’avait pas approuvé mes propositions juste à ce moment-là, j’aurais fait marche arrière immédiatement. Moi, je savais bien que c’était reparti et ce que cela signifiait. A quoi bon faire croire à Maman que, cette fois-ci aussi, je m’en sortirais ?

Mais je n’ai même pas eu le courage de lui faire remarquer que, de toute façon, je rentrais dimanche soir puisque j’avais un examen lundi. Elle venait visiblement de décider de mettre sa fille de côté pour la soirée et regardait son double de frère avec une attendrissante complicité. Sûr qu’elle méritait bien un peu de Temps du Rêve ma pauvre maman !


***


Dans le train, nous sommes restés un long moment à regarder le paysage. Oncle Henri semblait s’alléger au fur et à mesure que les immeubles se clairsemaient, que les champs remplaçaient les terrains vagues. Je l’enviais que quelques herbes et quelques arbres puissent lui faire cet effet-là. Le bush ? Le « retour à la nature » ? Ce fameux Temps du Rêve des aborigènes ? A moi, cela ne pouvait suffire, cela ne suffirait jamais à nettoyer ma trouble transparence. Même le ciel, dégagé des murs et des toitures s’entachait de nuages. Et le soleil m’engluait plus qu’il ne m’attirait.

Le mal-être menaçait de déborder et j’étais en train de me demander si j'avais prévu assez de mouchoirs en papier, palliatifs des insuffisances hygiéniques des toilettes du train, quand Oncle Henri a pris la parole :

- Je suppose que la chose rectangulaire dans ton sac à dos, c’est le « Rêve de la Terre » ?

J’ai acquiescé, refoulant la nausée de café sans sucre.

- Je suis content que tu l’aies emmené...

J’ai supposé qu’il aurait aimé que je lui explique pourquoi je m’encombrais du tableau pour un rapide aller-retour à Guillon. Moi aussi, j’aurais aimé avoir la réponse...

J’ai haussé les épaules. Alors, il m’a raconté.

« Le... peintre s’appelle Robert Tjampajarri. C’est un... conseiller de la tribu Putunti. Je l’ai rencontré à la galerie d’art où il vient déposer ses toiles, deux ou trois fois par an, et récupérer l’argent des dernières ventes. Ensuite, il fait les courses pour son clan avec sa femme et une de ses brus. Puis ils retournent chez eux, à une semaine de marche de Alice Spring. Il y a trois ans, c’est avec eux que je suis parti. Cela a été très dur les premiers mois. Je ne comprenais rien. Pas seulement parce qu’ils ne parlaient pas anglais, mais surtout parce que je ne discernais aucun rythme dans la façon de vivre. On mange quand il y a à manger ou qu’on a faim. Pareil pour dormir. Une famille ne se quitte pas pendant plusieurs jours, puis soudain les membres semblent s’ignorer, chacun va vivre avec son groupe d’âge ou de sexe. Tant que j’ai essayé d’expliquer, j’étais complètement perdu. Puis j’ai décidé de lâcher prise... et ça a marché. Toutes mes tensions ont disparu. J’ai senti que tout le clan respirait mieux lui aussi, et j’ai su que Bob avait dû plus d’une fois les inciter à la patience. Peu après, j’ai découvert les charmes de Shirley. Elle m’a dit plus tard qu’elle était tombée amoureuse de moi dès le premier jour mais je n’arrive pas à comprendre pourquoi. Je ne cherche pas à vrai dire : c’est ainsi et c’est bien. Pour que nous puissions nous marier - Oui, Mélissa, tu as une tante désormais - nos clans devaient être compatibles. C’est comme ça que j’ai dû raconter mes parents, Marianne... et toi. Une journée de chasse aux kangourous, puis une journée de festin et de palabres pour chaque membre de ma famille. Et un rêve de Tjampajarri pour accepter chacun d’entre vous. Pour Marianne, il a fallu trois rêves avant que le clan n’admette que bien qu’étant ma jumelle, elle n’était pas qu’une ébauche de moi-même. Pour toi, le rêve était le suivant :

Tu étais un oiseau-cendre - un animal mythique dont je n’ai pas encore bien senti toute la symbolique. Tu volais au-dessus du désert, puis des champs, puis des forêts et tu refusais de te poser parce que partout le Blanc était en train de salir la Terre. Tu volais en silence et tu n’avais plus d’oreilles. Tu montais de plus en plus haut.

Tjampajarri était très inquiet de ce rêve car les oiseaux-cendre n’ont pas d’ailes et vivent sous la terre. Ce sont eux qui fécondent les saatinurri  qui sont des tubercules très nourrissants. Il est parti plusieurs jours méditer dans le désert. Il en est revenu avec le « Rêve de la Terre ». Il m’a dit qu’un jour je devrais te l’apporter. Il a aussi exigé que le mariage se fasse immédiatement, il espérait que cela adoucirait la peine de l’oiseau-cendre. »

Oncle Henri s’est tu. Je ne savais pas trop quoi dire. Tout ça me rappelait beaucoup les histoires qu’il me racontait petite. Je les trouvais étranges et belles. J’étais sous le charme. « J’étais ». Là, dans le train, je me tortillais sur la banquette. Gros comme une maison que Maman avait profité de leur tête-à-tête de la veille, pour faire des confidences à son frère. Bien de lui de vouloir prendre les choses en main avec un petit conte bien psychanalytique. Clap ! Clap ! Clap ! pour Mélissa-oiseau-cendre souffrant du mal planétaire de la pollution humaine et qui, bien entendu, est la seule à pouvoir redonner l'appétit à la Terre – et à elle-même par-dessus le marché. Complètement à côté de la plaque!

A la profondeur de mon amertume, j'ai pris conscience de ma déception : sans m'en rendre compte, Oncle Henri avait été le dernier espoir que quelqu'un puisse remettre mes sens à l'endroit. Et voilà que – mais comment pourrait-il en être autrement ? - cette ultime chimère se dissolvait, avant même d'avoir eu une consistance à laquelle, même mensongère, j'aurais pu me raccrocher, me reposer.

Heureusement, j'avais encore mon masque : je me composais un air heureux pour féliciter Henri de son mariage, tout en me demandant ironiquement pourquoi sa « femme » n’avait pas eu envie de connaître le « clan » de son époux. Comme s’il avait entendu ma pensée, mon oncle répondit :

« Shirley a deux grands fils qui vivent dans la famille de leur père mais elle voudrait avoir un enfant de moi. Depuis deux ans que nous sommes mariés, elle s’inquiète de ne toujours pas être enceinte. Elle m’a priée de t’apporter le tableau. Elle est persuadée que si tu le contemples, nous pourrons avoir un bébé et que ce sera une fille. Pendant tout mon voyage ici, elle va chercher les rêves de fécondité, seule dans le désert. Elle te transmet toutes ses salutations et t’assure qu’elle viendra te présenter ta cousine dès que celle-ci sera en âge de supporter le voyage. »

Là, j'ai eu vraiment du mal à ne pas lui vomir dessus. J'ai prétexté un brusque mal de ventre pour courir aux toilettes. Il cherchait quoi ? A me culpabiliser encore plus ?

 

 

(suite)
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