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  • : 'zine littéraire - Lecture (sur le web)- Ecriture - Auteurs et textes en tout genre et pour tout genre (humains, enfants, poètes, loups, babouks...)
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26 novembre 2008 3 26 /11 /novembre /2008 05:42

L’AUTRE MOITIE

Jacques Fuentealba


Que reste-t-il, Ayrkos, lorsque les cendres de la passion se sont dispersées ?

Tu pensais qu’il ne restait rien, du moins c’est ce que tu as cru la semaine  suivant mon meurtre… Mais pas plus.

La voix résonnait dans le crâne d’Ayrkos, dans les corridors infinis de son esprit supérieur.

Lui, l’Archimage de l’Ordre Ecarlate qui, par amour, avait voulu mettre un terme à la guerre avec les autres Ordres. Tout cela pour se réconcilier avec Harla, autrefois son amante, hier son homologue de l’Ordre Emeraude. Une guerre qu’il avait ensuite alimentée avec rage, une fois qu’il eut compris que leur séparation était définitive.

Définitive…

Harla. Aujourd’hui, une morte sans corps, une âme détruite, pas même un souvenir.

Est-ce ainsi que tu vois les choses, Ayrkos ? Si naïvement ? Il reste toujours quelque chose, même si ce doit être du limon, la lie d’une existence brisée.

Ayrkos déglutit, la gorge asséchée, son vieux cœur battait la chamade. Il caressa la pierre noire qui pendait autour de son cou à une chaînette.

Elle était morte, il l’avait étranglée jusqu’à lui arracher son dernier souffle ! Et une semaine après, elle était revenue, revenante acharnée à sa perte. Son unique amour, sa déception la plus cuisante.

Il l’avait gardé dans un cercle que peu d’arcanistes pouvaient seulement créer et encore moins briser. Harla, l’ombre d’elle-même, un corps sans esprit, s’était débattue avec la sauvagerie d’une bête mais, sans sa science occulte, n’avait pu sortir de la prison mystique.

Mais c’était elle qui l’avait piégé, par sa simple présence.

Ayrkos avait alors appelé des forces que les Ordres s’étaient jurés de ne jamais réveiller, mais que les plus puissants des mages employaient, sournoisement, dans leur quête d’un pouvoir toujours plus grand.

Ashraash Celui qui Griffe le Ciel lui avait dit que faire, pour qu’Harla n’appartienne plus qu’au passé.

L’Archimage avait mangé son corps en décomposition, dévoré ses chairs, broyé et ingéré ses os.

Mais le soir suivant, ce fut l’âme d’Harla qui vint le tourmenter. Elle était là, se contentant de le suivre muettement, de le regarder de ses grands yeux tristes. Elle était là, toujours, encore là. Durant le Conclave réunissant les Ordres Turquoise, Safran, Magenta et Ecarlate pour préparer l’armistice, tandis qu’il recevait un espion dans une alcôve, qu’il dînait en compagnie de deux de ses élèves. Personne d’autre ne la remarquait. Pourtant, elle était bien là.

Celui qui Griffe le Ciel lui révéla alors le moyen de détruire l’âme.

Et tu crois vraiment que cela suffit ?

Toujours le souvenir le pourchassait.

La scène du meurtre s’entremêlait d’épisodes lumineux de leurs jours ensemble. Cette promenade autour du Lac de Parlpod, leurs longues discussions philosophiques au coin du feu… Et ses mains autour de son cou, jusqu’au bout, et ses dents déchirant la chair morte.

Ashraash avait finalement soufflé à son oreille les incantations nécessaires pour lancer le sort d’Amnésie sélective.

Machinalement, Aykros avait répété les mots, sans même chercher à comprendre le sens de la litanie lénifiante. Les contours de leur mémoire commune avaient commencé à s’estomper.

Pourtant, je suis toujours là.

Mais c’était comme un charbon ardent enfoncé au plus profond de son essence même. L’extirper de là revenait à l’oblitérer. Ce n’était pas simplement des souvenirs, non.

Je suis là.

Comme lorsque nous ne faisions qu’un, nos corps nus léchés par la lueur de l’âtre. Même lorsque l’oubli aura bu tous tes souvenirs, que la haine aura étouffé les derniers vestiges d’amour, qu’Ashraash aura noyé ta conscience, rien ne saura t’écarter de moi.




En savoir plus sur Jacques ?  Ici 


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23 novembre 2008 7 23 /11 /novembre /2008 07:44
                                                   ( Breughel (détail))

Un rêve chasse l’autre
Dominique Guérin

 

Tout de même, c’est une drôle de geôle que cette cambuse…

Il y fleure bon les épices rares, l’odeur douceâtre des sacs de chanvre, les effluves fruités d’exotiques denrées, un parfum d’aventure aussi.

Bien sûr, cela ne saute pas au nez. Il faut s’asseoir sur un cordage roulé et laisser son imagination dériver face aux étagères bien garnies, arrimées contre les cloisons de bois goudronné. En bas, les ballots de sel nécessaires à toute traversée ; à mi-hauteur des boîtes de saumure en métal cabossé, des clayettes de viandes boucanées, de légumes secs et autres mille croque-à-la-dent ; en haut des pommes, des coings, du sucre et puis les bouteilles, pour la plupart étiquetées RHUM d’une écriture cursive à l’ancienne.

Mais pas assez ancienne, ça Surcouf le sait !

Marcellin sourit. Que Surcouf ‘sache’ le fait toujours sourire. Pourtant il a le cœur gros. Ce n’est pas facile de vieillir, ni d’admettre qu’on est devenu trop vieux. Dans cette cambuse il a passé la moitié de sa vie, peut-être plus. Il aurait pu vieillir ailleurs mais cet espace exigu l’a piégé en douceur, en senteur, en bonheur. Ici, son grand rêve est né et s’est incarné…

Tout ce que Marcellin, petit, avait appelé de ses vœux s’était concrétisé dans la réserve à vivres. Genoux au menton et épi rebelle, le moussaillon perché sur son nid de corde voguait loin du quotidien des compagnons de son âge. Son esprit à la dérive leurrait son odorat.

La cambuse était un havre de paix. Et nulle poigne disciplinaire ne vint jamais l’en déloger.

Cependant, sa solitude n’existait pas : ‘on’ se pressait dans l’encadré de la porte, ‘on’ piétinait sur place, ‘on’ le hélait à propos de clous de girofle ou de scorbut et il répondait alors qu’il n’était pas Surcouf… Simplement ‘on’ se tenait en deçà de la grosse torsade en ficelle barrant l’entrée. Marcellin était donc seul.

L’événement eut lieu… Eut lieu il y a une éternité.

La cambuse avait au fil des années livré ses secrets à Marcellin. Les vrais, les faux.

Sur le pont, dans la cale, près des hublots, il ne se sentait pas marin. Mais dans la cambuse si ! Le jour où il sut enfin répondre à ‘on’ qui lui demandait : ‘et la bouteille d’absinthe ?’, il avait compris que son rêve le plus farfelu, le plus cher, s’était réalisé : Surcouf et lui ne faisaient qu’un.

Marcellin aimerait prolonger cet état de grâce. Se mentir encore un peu. Blaguer à la manière de Surcouf : l’absinthe ? Sur mon bateau ? Attendez donc le XIXè siècle ! Ou : authentiques les étiquettes de rhum ? Hum, hum, hum !

Sauf que voici déjà cinq ans qu’il ne veut plus naviguer… Depuis que ses doigts ont effleuré les touches d’un piano. Il a troqué son rêve de corsaire contre un rêve de virtuose. Mais, durant le lustre écoulé, il était resté Surcouf : dans la cambuse !

C’est fini. Marcellin dit adieu aux pommes de cire, aux jambons en plastoc, aux ballots bourrés de polystyrène, aux bouteilles factices… Puis il enjambe la torsade et sort de l’enfance.

Demain, il intègre le conservatoire de Besançon. A mille nœuds marins d’ici.

Vingt heures. ‘On’ est parti. Le musée de la marine ferme. Marcellin quitte le voilier, cadre de visites interactives où le jeu consiste à débusquer les anomalies historiques essaimées par le Conservateur.

Un Conservateur fier de son fils qui ‘sera Chopin ou rien’ !



En savoir plus sur Dominique Guérin ?  Ici . Ou encore chez Calipso  :  Rail et déraille , Le soleil par millier ,...


Edit quelques heures plus tard : Je viens de voir qu'une autre nouvelle de Dominique est aussi publiée cette fin de semaine dans le blogzine de Magali Duru : Femme libérée .  Trois parutions en un week-end, chapeau, Dominique !

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20 novembre 2008 4 20 /11 /novembre /2008 05:44

                          (Octave de Champeaux de la Boulaye)


LES TEMPLIERS

Alphonse Allais


En voilà un qui était un type, et un rude type, et d’attaque ! Vingt fois je l’ai vu, rien qu’en serrant son cheval entre ses cuisses, arrêter tout l’escadron, net.
Il était brigadier à ce moment-là. Un peu rosse dans le service, mais charmant, en ville.
Comment diable s’appelait-il ? Un sacré nom alsacien qui ne peut pas me revenir, comme Wurtz ou Schwartz... Oui, ça doit être ça, Schwartz. Du reste, le nom ne fait rien à la chose. Natif de Neufbrisach, pas de Neufbrisach même, mais des environs.
Quel type, ce Schwartz !
Un dimanche (nous étions en garnison à Oran), le matin, Schwartz me dit : «Qu’est-ce que nous allons faire aujourd’hui?» Moi, je lui réponds : «Ce que tu voudras, mon vieux Schwartz.»
Alors nous tombons d’accord sur une partie de mer.
Nous prenons un bateau, souque dur, garçons ! et nous voilà au large.
Il faisait beau temps, un peu de vent, mais beau temps tout de même.
Nous filions comme des dards, heureux de voir disparaître à l’horizon la côte d’Afrique.
Ça creuse, l’aviron ! Nom d’un chien, quel déjeuner !
Je me rappelle notamment un certain jambonneau qui fut ratissé jusqu’à l’indécence.
Pendant ce temps-là, nous ne nous apercevions pas que la brise fraîchissait et que la mer se mettait à clapoter d’une façon inquiétante.
– Diable ! dit Schwartz, il faudrait...
Au fait, non, ce n’est pas Schwartz qu’il s’appelait.
Il avait un nom plus long que ça, comme qui dirait Schwartzbach. Va pour Schwartzbach !
Alors Schwartzbach me dit : «Mon petit, faut songer à rallier.»
Mais je t’en fiche, de rallier. Le vent soufflait en tempête.
La voile est enlevée par une bourrasque, un aviron fiche le camp, emporté par une lame. Nous voilà à la merci des flots.
Nous gagnions le large avec une vitesse déplorable et un cahotement terrible.
Prêts à tout événement, nous avions enlevé nos bottes et notre veste.
La nuit tombait, l’ouragan faisait rage.
Ah ! une jolie idée que nous avions eue là, d’aller contempler ton azur, ô Méditerranée !
Et puis, l’obscurité arrive complètement. Il n’était pas loin de minuit.
Tout à coup, un craquement épouvantable. Nous venions de toucher terre.
Où étions-nous ?
Schwartzbach, ou plutôt Schwartzbacher, car je me rappelle maintenant, c’est Schwartzbacher; Schwartzbacher, dis-je, qui connaissait sa géographie sur le bi du bout du doigt (les Alsaciens sont très instruits), me dit :
– Nous sommes dans l’île de Rhodes, mon vieux.
Est-ce que l’administration, entre nous, ne devrait pas mettre des plaques indicatrices sur toutes les îles de la Méditerranée, car c’est le diable pour s`y reconnaître, quand on n’a pas l’habitude ?
Il faisait noir comme dans un four. Trempés comme des soupes, nous grimpâmes les rochers de la falaise.
Pas une lumière à l’horizon. C’était gai.
– Nous allons manquer l’appel de demain matin, dis-je, pour dire quelque chose.
– Et même celui du soir, répondit sombrement Schwartzbacher.
Et nous marchions dans les petits ajoncs maigres et dans les genêts piquants. Nous marchions sans savoir où, uniquement pour nous réchauffer.
 – Ah ! s’écria Schwartzbacher, j’aperçois une lueur, vois-tu, là-bas ?
Je suivis la direction du doigt de Schwartzbacher, et effectivement, une lueur brillait, mais très loin, une drôle de lueur.
Ce n’était pas une simple lumière de maison, ce n’étaient pas des feux de village, non, c’était une drôle de lueur.
Et nous reprîmes notre marche, en l’accélérant.
Nous arrivâmes, enfin.
Sur des rochers se dressait un château d’aspect imposant, un haut château de pierre, où l’on n’avait pas l’air de rigoler tout le temps.
Une de ces tours de ce château servait de chapelle, et la lueur que nous avions aperçue n’était autre que l’éclairage sacré tamisé par les hauts vitraux gothiques.
Des chants nous arrivaient, des chants graves et mâles, des chants qui vous mettaient des frissons dans le dos.
– Entrons, fit Schwartzbacher, résolu.
– Par où ?
– Ah ! voilà... cherchons une issue.
Schwartzbacher disait : «Cherchons une issue», mais il voulait dire : «Cherchons une entrée.» D’ailleurs, comme c’est la même chose, je ne crus pas devoir lui faire observer son erreur relative, qui peut-être n’était qu’un lapsus causé par le froid.
Il y avait bien des entrées, mais elles étaient toutes closes, et pas de sonnettes. Alors c’est comme s’il n’y avait pas eu d’entrées.
À la fin, à force de tourner autour du château, nous découvrîmes un petit mur que nous pûmes escalader.
– Maintenant, fit Schwartzbacher, cherchons la cuisine.
Probablement qu’il n’y avait pas de cuisine dans l’immeuble, car aucune odeur de fricot ne vint chatouiller nos narines.
Nous nous promenions par des couloirs interminables et enchevêtrés.
Parfois, une chauve-souris voletait et frôlait nos visages de sa seule peluche.
Au détour d’un corridor, les chants que nous avions entendus vinrent frapper nos oreilles, arrivant de tout près.
Nous étions dans une grande pièce qui devait communiquer avec la chapelle.
– Je vois ce que c’est, fit Schwartzbacher (ou plutôt Schwartzbachermann, je me souviens maintenant), nous nous trouvons dans le château des Templiers.
Il n’avait pas terminé ces mots, qu’une immense porte de fer s’ouvrit toute grande.
Nous fûmes inondés de lumière.
Des hommes étaient là, à genoux, quelques centaines, bardés de fer, casque en tête, et de haute stature.
Ils se relevèrent avec un long tumulte de ferraille, se retournèrent et nous virent.
Alors, du même geste, ils firent Sabremain ! et marchèrent sur nous, la latte haute.
J’aurais bien voulu être ailleurs.
Sans se déconcerter, Schwartzbachermann retroussa ses manches, se mit en posture de défense et s’écria d’une voix forte :
– Ah! nom de Dieu ! messieurs les Templiers, quand vous seriez cent mille... aussi vrai que je m’appelle Durand!...
Ah ! je me rappelle maintenant, c’est Durand qu’il s’appelait. Son père était tailleur à Aubervilliers. Durand, oui, c’est bien ça...
Sacré Durand, va ! Quel type !



Petite histoire : Ce texte est paru dans  la revue Le Chat noir  en 1887.

Pour une présentation d'Alphonse Allais (1854-1905), vous pouvez,  par exemple, aller voir  ICI.

Et pour d'autres textes en ligne de l'auteur, il y a bien sûr :  Ebooks libres et gratuits .

(Sans oublier un grand merci à  Xavier de Viviés , car c'est lui qui a songé à inviter Allais dans l'Antre.)

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16 novembre 2008 7 16 /11 /novembre /2008 07:23
                                                                            

Mon village gris


C'est un village gris
Aux toits de tuiles plates.
A dix lieues de Paris
S'y trouvent mes pénates.

C'est un village gris
Aux courtes rues de terre.
Quand je suis incompris,
C'est là que je m'enterre.

Dans ce village gris,
Je viens laver mes peines
Au fil de jours sans prix
Dont se font mes semaines.

Dans ce village gris
J'ai trouvé l'espérance
Poussant sur les débris
Du temps de mon errance.

En ce village gris
Ma vie s'est éclairée
De mille coloris
Quand je t’y ai trouvée.

Alpero



En savoir plus sur Alpéro ?  Ici 


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14 novembre 2008 5 14 /11 /novembre /2008 04:02

Eux


Je n’ai pas eu peur quand ils sont venus et ont enlevé tous mes proches.
Je n’ai pas eu peur quand ils les ont changés par des doubles parfaits, corps sans âme qui n’éprouvent pas les sensations les plus basiques.
Je n’ai pas eu peur quand j’ai découvert que les fac-similés ne veulent rien savoir de moi, ne s’approchent jamais de moi, ne me parlent jamais.
Non, à ce moment-là je n’ai pas eu peur.
La panique s’est déchaînée quand ils sont venus vers moi et, après m’avoir observé avec attention, ont décidé qu’il n’était pas nécessaire de me
remplacer.


Santiago Eximeno
(traduction J. Fuentealba)

En savoir plus...  : 

Bienvenue à Santiago Eximeno, premier auteur non-francophone de l'Antre-lire ! (Et merci à Jacques Fuentealba  d'assurer les traductions)

Si vous lisez l'espagnol, vous pouvez retrouver Santiago sur son  site .

Ou consulter sa  fiche auteur du blog de l'Antre-lire (désormais accessible dans les Catégories à gauche de l'écran.)

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12 novembre 2008 3 12 /11 /novembre /2008 05:51

Fille à marier (fin)

Silane

Une semaine de cours passa. La date des examens approchait. Khadija se sentait devenir tendue, et passait son temps à réviser. Chose étrange, ni son père, ni sa mère, ne firent le moindre commentaire. La jeune fille imaginait très bien ce qu’ils devaient se dire : « Qu’elle travaille ! Elle ne pourra aller au Lycée quels que soient ses résultats…Le mariage est prévu, elle devra s’y faire ! »


Le père était aux champs, un jeudi après-midi, et Jamila balayait la maison, quand une Khadija toute pâle passa la porte, accompagnée de Monsieur Majnoun.


« Monsieur Majnoun nous a tous raccompagnés. Il veut parler au père. » murmura l’adolescente en entrant.


Jamila lâcha son balai, et salua très poliment son invité inattendu.


« Asseyez-vous, asseyez-vous ! Vous venez d’avoir une longue route ! Je vais vous préparer du thé. Khadija, va chercher ton père ! »


Monsieur Majnoun s’assit tout en disant :


« Je ne veux pas déranger ! Laissez le faire son travail sans le perturber. Je peux attendre… »


Mais Khadija, précédée par une Fadma fébrile, était déjà sortie. Elles revinrent quelques minutes plus tard sur les talons de leur père. Le professeur se leva et après les « Salam Aleikoum » d’usage, lui et Lahcen s’installèrent à table. Jamila vint leur servir le thé, pendant que Khadija et sa sœur allaient s’occuper de l’âne que le père avait laissé aux champs. Puis elles partirent au puits remplir leurs seaux. Elles rentrèrent en silence et rejoignirent leur mère dans le patio. Jamila murmura :


« Khadija, ils parlent de toi… De ton examen… Du lycée… »


Soudain, elle se pencha et serra tendrement sa fille dans ses bras.


« Ton professeur va peut-être le décider… Peut-être que tu pourras aller au lycée... ? »


Khadija regarda sa mère d’un air ahuri.


«Tu serais d’accord pour que j’y aille ? »


Elle faillit ajouter « Et que je ne me marie pas ? » mais elle estima que ce n’était pas le moment propice. Jamila la regarda dans les yeux et répondit simplement :


« Je veux que tu sois heureuse. »


La soirée passa vite, entre les plats à préparer et les devoirs. Monsieur Majnoun resta à manger le soir et ni lui, ni Lahcen, qui étaient plongés dans une discussion animée, ne remarquèrent que les trois femmes essayaient de saisir le moindre mot qu’ils prononçaient. Le professeur repartit tard dans la nuit, sans pour autant, apparemment, avoir convaincu le père. Khadija sentit pourtant qu’une victoire, aussi infime soit-elle, avait été acquise. Son père semblait ébranlé et songeur lorsqu’il alla se coucher. Khadija, trop énervée pour aller dormir, aida sa mère à ranger ce que les deux hommes avaient abandonné sur la table. Elles s’activèrent rapidement, sans bruit, alors que Fadma et Lahcen dormaient déjà, et, lorsqu’elles se glissèrent, toujours silencieusement, sur leurs couchettes, ni l’un ni l’autre ne bougèrent. Le silence régnait dans la demeure, mais Khadija entendait encore le bourdonnement de la conversation entre son père et son professeur. Elle s’endormit difficilement pour rejoindre, dans ses rêves agités, le collège, son père, Ali et Monsieur Majnoun.


 


L’adolescente se leva tôt, fit sa prière, puis son sac, et s’habilla comme un automate. Comme tous les matins, elle prépara le petit-déjeuner, et mangea un peu. Elle balaya machinalement la salle principale, salua son père qui se préparait, sans un mot, pour aller aux champs, puis sa mère qui s’affairait au-dehors. Elle partit pour le collège, décidée à aller voir son professeur de mathématiques pour parler de la réaction de son père. Ce qu’elle fit à la pause, toute intimidée . Elle resta immobile, tête baissée devant lui, ne sachant comment commencer.


« Monsieur… Euh… »


Il lui sourit et répondit à sa question muette.


« Ton père n'est pas convaincu. Mais passe ton concours, comme je te l’ai dit, on verra après. »


Hélas, quand Khadija revint chez elle, la fourgonnette de Razi était garée devant chez elle. Elle se mit à trembler, mais entra bravement, sans montrer son trouble. Elle les salua rapidement d’un signe de tête, et se pressa vers sa mère qui était de nouveau aux fourneaux. Ali n’avait pas accompagné son père, ce qui était de plus mauvais augure encore.


« Maman… Pourquoi… ? »


Elle remarqua l’air anxieux de Jamila, comprit et s’affola. « Non ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas me marier ! », puis se précipita dans la salle où discutaient les deux hommes et se mit à genoux devant Lahcen.


« Père ! Je t’en supplie ! Je ne veux pas ! Je ne veux pas me marier ! Je ne veux pas ! »


Le père se leva d’un bond.


« Honte à toi, ma fille ! Tu déshonores notre famille ! Tu te marieras avec l’homme que je te choisirai, et tu n’as rien à dire ! Disparais de ma vue ! »


Khadija cacha ses larmes derrière son foulard et s’enfuit de la maison. Elle courut jusqu’à la route, à l’endroit où elle attendait habituellement Omar Boutanoute et s’assit sur une pierre. Maintenant qu’elle s’était déshonorée, qu’en avait-elle à faire de sa tenue, ou de ses gestes ? Razi avait dû la prendre pour une fille indigne, et tout le monde serait bientôt au courant de son humiliation ! Elle observa longuement la route ocre, le ciel encore bleu, les nuages, et songea de nouveau à partir. Elle rêva d’un monde où les femmes pouvaient étudier et être les égales des hommes, d’un monde où elle choisirait sa destinée, où elle se marierait avec qui et quand elle le voudrait. Elle n’entendit pas Fadma arriver, mais sentit qu’elle s’asseyait à ses côtés.


« Papa n’a pas arrêté de s’excuser… Il est très fâché… Razi … Tu vas être contente Khadija ! Razi a dit que tu n’étais pas la seule fille de la famille en âge de se marier…»


La jeune fille s’enflamma.


« C’est moi qui vais me marier ! Tu vois, tout s’arrange ! Tu étudieras, je me marierais ! »


Khadija sursauta et serra les mains de sa sœur.


« C’est vrai, Fadma ? Tu ne plaisante pas ? Et le père ? Qu’a-t-il dit ? »


« Il a dit que… Si cela pouvait racheter l’honneur de la famille… Que moi je serai plus calme, docile et polie… Que l’école n’est pas bonne pour les femmes… »


Khadija la coupa.


« C’est bon, j’ai compris ça ! »


Puis toute la signification de ce que venait de dire Fadma lui apparut. D’un coup, toute sa peur s’échappa d’elle en gros sanglots où la joie se mêlait. Sidérée, sa sœur ne savait plus si Khadija pleurait ou riait. Mais puisque elle-même était toute excitée à l’idée de devenir la femme du bel Ali, elle décida que c’était de bonheur que son aînée pleurait. Elle poussa un cri de joie, ce qui calma sa grande sœur.


« Chut, chut, Fadma ! Ou tout le village sera au courant de… »


Puis se rappelant brusquement la scène avec son père, elle sentit l’inquiétude l’envahir.


« Le père doit être encore en colère ! Tu crois que je pourrai rentrer quand Razi sera parti ? »


Fadma haussa les épaules.


« Bien sûr que tu pourras rentrer… Mais Maman a dit d’aller dormir chez cousine Leïla, pour ce soir. Et en fait, tu as arrangé tout le monde, je crois ! Maman et moi, on pense que Papa est content de pouvoir t’éviter ce mariage et te laisser aller au lycée, qu’il veut ton bonheur et qu’Ali sera plus content de me prendre, moi, pour femme.»


Sa soeur acquiesça, et se leva.


« Dis merci à Maman. Et pardon à Papa. »


Elle retourna au village, sa cadette sur les talons, l’âme allégée d’un grand poids.


 


Khadija était plongée dans ses livres, alors que le soleil n’était pas encore levé. Elle tremblait un peu, mais pas vraiment de froid. Étalés autour d’elle, il y avait tous ses cours. Il lui semblait qu’aujourd’hui était pour elle le jour le plus important de sa vie.


« Je veux réussir ! Je dois réussir ! » murmura-t-elle soudainement.


Elle révisait depuis des semaines, décidée à réussir. Elle n’avait même pas envisagé la possibilité d’échec depuis qu’elle savait qu’elle n’aurait pas à se marier : il fallait qu’elle réussisse ! Malgré cela, ce matin-là, l’angoisse l’envahissait : « Je ne suis qu’une fille ! Est-ce que j’ai réellement une chance de réussir ? Nous sommes tellement dans ce collège à vouloir cette bourse, et il y a si peu de place… »


Quand vint l’heure de rejoindre Omar Boutanoute, elle rangea ses affaires d’un mouvement nerveux, qui fit tout tomber sur le sol et suivit, involontairement, ses feuilles. Sa mère la releva, l’aida à tout ramasser, lui rajusta son foulard, et murmura : « Tout va bien se passer. Allah est avec toi ! »


Au collège, toutes les dernières années étaient surexcitées : qui réussirait ce jour-là ? Les trois bourses seraient uniquement accordées aux plus méritants. En arrivant dans la salle d’examen, Khadija se sentit étrangement apaisée, contrairement à la plupart de ses camarades qui avaient bien du mal à cacher leur affolement. Une fille se mit même à pleurer, sans souci de sa dignité.


 Khadija, quant à elle, s’assit tranquillement à la table qui lui était assignée, et dès qu’on lui remit sa feuille d’examen, commença à lire, s’étonnant un peu de comprendre vraiment le sujet.


« C’est tellement facile… Comment ai-je pu douter d’arriver jusqu’ici ? »


Elle haussa les épaules, se sourit à elle-même et se mit au travail.


 


Khadija était assise entre sa cousine Leïla et sa mère dans la vieille fourgonnette d’Omar Boutanoute. Son père et le commerçant, à l’avant, discutaient avec verve de la situation d’Ifri. À l’arrière du véhicule, près des affaires que Khadija emmenait pour le pensionnat, la mère avait placé les tapis du village qu’elle voulait vendre à Marrakech. Jamila tenait soigneusement sur ses genoux un plat remplis de gâteaux : il fallait rendre la politesse à la famille d'Ali et montrer que la mère de la fiancée savait, elle aussi, cuisiner d’exquises douceurs. Car Lahcen avait décidé de rendre visite à Razi et au futur époux de Fadma et d’en profiter pour accompagner Khadija. Mais peut-être était-ce plutôt l’inverse ?


Khadija ferma les yeux quelques secondes, les rouvrit et sourit.


Devant elle, sur la route inégale, il lui semblait percevoir des morceaux ensoleillés de son avenir.


En savoir plus... : Silane est une habitante de l'Antre-Lire. Vous pouvez aussi la trouver sur son blog.



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11 novembre 2008 2 11 /11 /novembre /2008 05:51

Fille à marier (partie 2)

Silane


Peu à peu, la vie reprit un cours à peu près normal pour Khadija. Il lui semblait pourtant que tout avait changé. Ses notes baissèrent. Elle n’arrivait plus à se concentrer en cours, et laissait ses pensées flotter vers ce mariage qu’on lui imposait.


Mais le temps passait et personne ne parlait plus d’une union prochaine, si bien qu’elle chassa son anxiété et retrouva son entrain.


 


La visite d'Ali, un dimanche matin, lui fit l’effet d’un bain glacé.


Khadija était sur la place du village, près du puit, avec sa sœur et quelques autres adolescentes quand une fourgonnette 404 bâchée inconnue traversa Ifri. Elle s’arrêta près des jeunes filles, et un homme d’une trentaine d’années en descendit. Il salua poliment tout le groupe et demanda d’une voix aimable : « Pourriez-vous m’indiquer la maison de Lahcen s’il vous plait ? »


Khadija se sentit subitement très faible et laissa sa sœur répondre à l’homme avec un sourire Puis, dès que l’homme fut remonté dans le véhicule, Fadma tira sa sœur par le bras.


« C’est sûrement Ali ! Oh ! Rentrons à la maison ! Il doit être venu pour te voir ! »


Elle prit les seaux d’eau, en donna un à sa soeur et l'entraîna sur ses talons. Khadija la suivit machinalement. Il lui semblait évoluer comme dans un rêve ou dans de l’eau. « Cela ne peut être réel… » pensa-t-elle.


Sa sœur la fit courir, et elles arrivèrent essoufflées devant leur demeure. Fadma voulut entrer sans prendre le temps de se recoiffer et de reprendre son souffle, mais Khadija la retint.


« Calme-toi et arrange-toi un peu ! Veux-tu qu’on te prenne pour une petite folle ? »


Elle réajusta son foulard et sa gandoura, récupéra les seaux et entra posément, le regard baissé.


Les trois hommes - les deux inconnus de la fourgonnette et son père - venaient de s’asseoir à table pour prendre le thé. Ils s’étaient installés confortablement sur des coussins colorés et soyeux qu’on ne sortait que très rarement, et uniquement à l’occasion de fêtes. Khadija se sentit mal, mais Jamila prit brusquement l’eau des mains de sa fille et la mit à bouillir.


« Fais le service, ma fille ! » lui dit-elle.


Elle ajouta plus doucement : « Observe, il sera sûrement ton futur mari. »


Khadija obéit. Elle disposa les plus beaux verres que sa mère possédait sur la table basse et, quand le thé fut prêt, le versa à chacun. Le plus âgé des deux hommes, Razi, lui adressa poliment un signe de tête, sans la regarder, mais Ali la dévisagea grossièrement. Il avait un visage fin, un long nez aquilin, et des yeux très foncés. Il n’était pas mal de sa personne et l’on sentait qu’il savait qu’il était beau et qu’il en profitait. Khadija se dit qu’il ne manquait pas de charme mais son regard la mit très mal à l’aise.


Khadija sortit et alla rejoindre Fadma qui avait retrouvé ses amies près du puits, avec les chèvres. Elle sentait encore sur elle le regard impudent de l’homme. « Comment ose-t-il me regarder comme ça ? Me jauger ! Suis-je un animal à acheter pour qu’il me regarde comme ça ! Je ne veux pas me marier ! Surtout pas avec lui ! »


Une chèvre lui donna un coup de tête, attendant sans doute une gâterie ou une caresse. Khadija l’écarta brusquement. « Laisse-moi ! » Sa sœur, surprise, cessa de décrire leurs invités aux autres enfants et la regarda, étonnée. Khadija répéta : « Laisse-moi ! » et s’enfuit, pour ne plus voir les regards stupéfaits des enfants.


Tout l’après-midi, elle erra sans but dans les champs et les ruelles du village, ne voulant ni retourner avec les jeunes, ni aller aux champs et encore moins rentrer chez elle. Pourtant elle dut regagner la maison pour le repas.


« Razi et son fils restent à manger. Nous, femmes, resterons dans la cuisine. Viens m’aider à préparer le repas. » l’accueillit sa mère.


Khadija obéit. Elle se mit à l’œuvre, assistée de sa sœur et prépara les boissons – citronnade, lait d’amande et thé vert- puis elle participa avec sa mère à la préparation du tajine qui fut bientôt mis à cuire. Le dessert avait été amené par Razi : des douceurs au miel et aux amandes dont l’odeur enchanta Fadma mais écoeura son aînée. Préparées par l’épouse de Razi, il s’agissait évidemment d’impressionner Lahcen par le savoir-faire des femmes et la richesse de la famille. Le repas en lui-même était plus copieux et meilleur que l’ordinaire de la famille de Lahcen, et Fadma murmura :« C’est un vrai repas de fête ! ». Puis ajouta à voix basse à l’adresse de sa sœur, d’une voix un peu jalouse :« C’est sûr que tu lui plais ! Regarde-le ! »Elle désigna leurs invités d’un signe imperceptible de la tête.


En effet, à travers l’ouverture de la porte, Ali ne se privait pas d’observer les trois femmes. Il détournait la tête quand celles-ci lui rendaient involontairement son regard, puis recommençait. Le père avait lui aussi remarqué son manège, mais ne disait rien. Jamila murmura rageusement: « Je sais qu’il est seul depuis plus d’un an, mais ce n’est pas une raison pour nous insulter ! N’a-t-il pas honte de nous de nous dévisager ainsi ? ». Elle fulmina encore plus lorsque, pendant que Khadija et Fadma apportaient le repas, Ali eut un long regard pour la cadette et lui sourit. « En plus, il ose s’intéresser à la sœur de sa future épouse ! ».


Elle ne cessa de grommeler que lorsqu’elle et ses filles s’installèrent ensemble près du feu pour manger. En mère attentive, elle avait gardé un peu de chaque plat pour elles car Khadija ne devait pas se coucher trop tard : le collège commençait de bonne heure. D’ailleurs, épuisée par toutes ces émotions et ce travail, déprimée à l’idée de son futur mariage, la jeune fille ne tarda pas à rejoindre sa couche.


De sa chambre, allongée près de sa soeur, Khadija en profita pour écouter ce que se disaient les trois hommes. Fadma et elle les entendirent discuter de dot, puis de Khadija, et enfin du mariage. Khadija comprit à ce moment qu’elle devrait incontestablement abandonner l’espoir d’aller au lycée. Elle commença à pleurer doucement. Fadma s’en étonna.


« Il est riche, a l’air attentionné. Il sera un bon mari ! Pourquoi pleures-tu ? »


La jeune collégienne essuya ses larmes et essaya d’expliquer sa peur, mais Fadma ne pouvait pas comprendre. Malgré leur peu de différence d’âge, Fadma était aussi dissemblable de Khadija que le Soleil de la Lune. Si Khadija pensait que les études seraient son avenir, Fadma, elle, ne jurait que par le mariage. Mais, bien que ne saisissant pas bien la cause des larmes de Khadija, elle voulut consoler sa sœur.


« Si c’était possible, je l’épouserais bien, moi, et tu continuerais tes études. »


Les deux jeunes filles, trop fatiguées pour continuer de discuter, s’endormirent sur cette parole.


 


Khadija avait envie de pleurer, mais n’osait pas. Cela ne se faisait pas de laisser apparaître son chagrin en public. Toutefois, sa peine transparaissait sur son visage et dans ses yeux noirs. Tant, qu’à la fin de son cours de maths, Monsieur Majnoun, le professeur, lui fit signe de rester. La jeune fille se sentit très mal à l’aise de devoir se retrouver seule avec lui mais obéit.


« Jeune fille, que se passe-t-il ? Tu n’as pas l’air dans ton assiette, et tu n’as pas parlé du tout en cours, aujourd’hui. »


Khadija ne savait pas quoi dire. Pouvait-elle se confier à cet homme qu’elle connaissait si peu ? Et surtout, étant un homme, comprendrait-il ? Le professeur semblait avoir un sixième sens, car il ajouta : « Si ça te gêne de me parler, je comprendrai. »


Ce fut sans doute ce qui la décida à se confier et elle bredouilla:


« Je … Je veux aller au lycée ! Mais je dois me marier ! Avec un homme qui regarde ma petite sœur ! »


Monsieur Majnoun la regarda pensivement et lui répondit gentiment :


« Passe ton examen et réussis-le. Je parlerai à ton père ! »


Khadija le remercia d’un sourire, un peu consolée, bien que n’y croyant pas vraiment, puis s’enfuit dans les couloirs pour rejoindre le cours suivant.


 


Quand elle rentra chez elle, Fadma et Jamila l’accueillirent avec des exclamations joyeuses.


«C’est décidé ! Tu épouseras Ali !»


Khadija baissa la tête tristement, sans même faire semblant de se réjouir. Consternée, sa mère la prit par les épaules et s'écria : « Tu auras une position sociale bien plus élevée qu’ici ! Des douceurs, de beaux tissus, une grande maison plus grande… N’es-tu pas heureuse ? Ton avenir est assuré ! »


Mais Khadija secoua la tête, une larme coulant sur sa joue brune.


« Si je faisais mes études, mon avenir serait aussi assuré ! Et… »


Son père entra à ce moment et s’exclama :


« Tu es une fille ! Le meilleur moyen d’assurer ton avenir, c’est de te marier ! Et la place d’une femme n’est pas au lycée ! Tu n’iras pas ! »


Il se laissa tomber brusquement sur les coussins du salon, en demandant à boire à Jamila.


Khadija, ainsi congédiée, alla déposer ses affaires dans la chambre des filles, puis aida Fadma à aller chercher l’eau, comme chaque soir. Son cœur était plein de chagrin et elle retenait avec peine les larmes qui lui venaient aux yeux. Fadma se taisait, et marchait à ses côtés, attristée par la réaction de sa sœur, et aussi par celle de son père. Puis Khadija lui rapporta ce que Monsieur Majnoun lui avait dit.


« Promets-moi de ne rien dire à personne ! Si je réussis cet examen, je pourrai avoir la bourse. Et tu te marieras, toi, avec Ali. Tu auras la grande maison, les tissus, et le reste, et moi je ferais ce qui me plait le plus : étudier ! »


La jeune fille s’emporta, s’empourpra et haussa la voix.


« Je ne veux pas de ce mariage pour moi ! Le père ne peut-il pas comprendre cela ? »


Un oiseau effrayé s’envola et Khadija baissa le ton.


« Fadma, si j’ai cette bourse et que je ne peux pas aller au lycée, je m’enfuirai, et le père sera forcé d’accepter que j’y reste ! »


Alors même où elle prononçait ces mots, l’adolescente sentit que son père ne comprenait pas cette rage d’apprendre, qu’il croyait faire ce qui serait le mieux pour elle et elle sut qu’elle n’aurait jamais le courage de le défier ainsi. Cette idée la déprima plus encore que l’idée de ses épousailles. Elle ne parla plus de toute la soirée, et le lendemain, partit de la maison toujours sans un mot. « S’ils ne me comprennent pas, alors pourquoi leur parler ? » pensa-t-elle quand sa mère essaya de lui soutirer quelques mots avant qu’elle ne sorte du logis.


Elle s’anima un peu plus lorsqu’elle fut avec ses amies au collège, mais la journée lui parut longue et sans intérêt.


(à suivre)

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10 novembre 2008 1 10 /11 /novembre /2008 05:51

Fille à marier (partie 1)

Silane

Omar Boutanoute, le commerçant, freina brusquement devant le village, dans un nuage de poussière. Comme chaque soir, avant même que les grains de terre soulevés par les roues ne se soient dispersés, cinq adolescents descendirent de la veille camionnette. Les quatre garçons riaient et remerciaient le commerçant avec ardeur, alors que la seule fille du groupe, Khadija, saluait poliment leur chauffeur, rajustait son foulard et se dirigeait calmement vers sa maison.

Arrivée devant la demeure au toit plat, elle pressa le pas et entra dans la pénombre bienfaisante de la salle principale. Au centre de la maison, dans le patio, sa mère, Jamila, était en train de s'affairer autour du fourneau et une bonne odeur de fèves flottait dans l'air. Elle accueillit sa fille avec joie.

 « Khadija, ma fille, tu es rentrée ! Je commençai à m'inquiéter ! Qui peut dire ce qu'il peut arriver sur les routes dans nos temps troublés... » s'exclama-t-elle en l’embrassant avec effusion.

« Maman ! tu sais bien que Omar Boutanoute est toujours à l'heure ! Et il conduit si prudemment ! »

L'adolescente rassurait sa mère comme de coutume, car l'une comme l'autre savait qu'il n'y avait rien à craindre sur la route qui allait de Asni au village.

Avec sa vingtaine de maisons, sa centaine d'habitants, Ifri était entouré de cultures et peu fréquenté. Chacun avait sa parcelle de terre et l'entretenait comme il le pouvait. Il ne risquait pas d’y avoir des gens roulant à toute allure ou des bandits dans ce coin perdu du Maroc.

« Ton père est encore aux champs. L’âne a encore fait des siennes… S’il te plait, va aider ta sœur. Elle est allée chercher l’eau et elle ne revient pas ! Je suppose que ce vaurien d’Hassan est dans les parages ! »

Khadija, après avoir déposé ses affaires dans la chambre qu’elle partageait avec sa soeur partit pour le puits. Elle se sentait légère après une journée d’étude assise sur une chaise. Avant même d’arriver à la place du village, elle entendit un bourdonnement de voix enfantines. Effectivement, près du puits, tous les enfants et adolescents s’étaient rassemblés en cercle et battaient des mains en criant : « Danse ! Danse ! ».

La jeune fille se fraya difficilement un chemin entre les gosses déchaînés et aperçu Fadma, d’un an sa cadette, qui dansait avec son amie Aziza. Elle bouscula les derniers enfants qui s’interposaient entre elle et les danseuses, saisit les deux enfants par le bras et les secoua rudement.

« Vous n’avez pas honte ! Toi, Fadma, attends que le père soit au courant ! … »

Elle entraîna rudement sa sœur à travers l’attroupement et la reconduisit chez elles, abandonnant Aziza et les autres sur la place. Chemin faisant, elle grommelait : « Tu n'as pas honte?... Devant tout le monde, en plus ! ». Elle ne cessa de marmonner qu’en arrivant près de sa mère.

« Où est l’eau ? » commença cette dernière.

L’aînée regarda le visage contrit de sa cadette, puis répondit d'un ton ironique :

« Elle jouait avec les autres, et elle a oublié l’eau ! On ne peut s’attendre à rien de mieux avec les enfants si jeunes... »

Fadma lui jeta un regard reconnaissant et esquiva la gifle de sa mère. Elle courut chercher les seaux qu’elles avaient laissés sur la place. Quand elle revint quelques minutes plus tard, la jeune fille fut rassurée de voir sa mère s’occuper du repas et Khadija l’aider sans faire allusion à ses bêtises avec Aziza. Avec le premier seau, elle remplit une bassine pour leur toilette, et le second, qu’elle donna à sa mère, servit à la cuisine et à la boisson.

Quand le ciel commença à s’assombrir, le père rentra. Dès qu’il eut enlevé ses babouches, et qu’il se fut installé sur les tapis jonchés de coussins qui couraient au centre de la pièce, la mère apporta le grand plateau de cuivre où fumait le repas. Ils se rincèrent les mains dans un bol d’eau fraîche, dirent le « Bismillah » et commencèrent le repas. Les enfants, Khadija et Fadma, les deux petites dernières de la famille, se taisaient tandis que leurs parents se racontaient leur journée.

« Omar Boutanoute m’a parlé d’un mouton. Pour environ six cent dirhams. Pas cher. On aurait bien besoin d’un mouton ici... »

« La femme de Mohamed a accouché. C’est un beau petit garçon. »

« L’âne s’est encore tordu la patte sur une pierre. Il a mis du temps à recommencer à travailler, et il boîte, et je l’amènerai justement à Mohamed demain. »

Dès que les conversations et le repas furent finis, les deux sœurs allèrent faire leurs ablutions dans la bassine, riant et se chamaillant gaiement. Khadija, du haut de ses quinze ans, se trouvait trop vieille pour ces jeux, mais ne pouvait s’empêcher d’y participer. Comment renoncer à être insouciante quelques minutes, à jouer, chose qu’elle ne faisait plus guère qu’à cette heure ?

Puis elle alla s’agenouiller près de la lampe à pétrole pour bénéficier de sa lumière et déballa ses affaires d’école. Elle fit deux exercices de maths, un de français et un d’arabe avant d’aller se coucher, très fatiguée. Elle préparait, depuis quelques mois, en secret, un concours pour obtenir une bourse pour le lycée. « Quand pourrai-je en parler au père? Il va refuser. Je suis en âge de me marier... » se demandait-elle souvent.

Khadija pensait au mariage avec une certaine répulsion. Elle rêvait de faire des études, pas d’avoir des enfants d’un homme qu’elle connaissait à peine ! Sa meilleure amie, Aïcha, avait quitté le collège en début d’année pour aller à Marrakech se marier avec un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu. La déchirure de la séparation avait fait pleurer Khadidja pendant plusieurs jours. Ajouté à cela, Aïcha était la seule autre fille du village à être allée avec elle au collège d’Asni. Cette rupture avait conforté Khadija dans l’idée qu’elle n’était pas faite pour le mariage. De plus, l’adolescente ne se sentait pas prête à quitter la maison familiale, les disputes avec sa jeune sœur, l’oreille attentive de sa mère et la tendresse bourrue de son père. Et surtout, elle adorait étudier.

Elle rangea ses affaires sans bruit et posa son sac près de l’entrée, afin d’être prête à partir dès son réveil. Toujours en silence, elle rejoignit sa sœur sur leur couchette et s’endormit.

 

Dès les premiers pépiements des oiseaux, Khadija était levée, habillée, avait fait sa prière du matin, et était prête pour le collège.

Il lui restait pourtant du temps avant qu'il ne soit l'heure de partir alors, elle prit un balai et dépoussiéra toute la salle principale. Elle prépara rapidement du lait et une petite soupe pour leur petit-déjeuner. Quand sa mère, partie s’occuper de l’âne, la rejoignit, elle trouva la jeune fille agenouillée près du poêle, un livre d’arabe étalé sur ses cuisses.

« Bonjour, Khadija. Déjà levée ? Tu vas te ruiner la santé, mon enfant ! Tu lis trop, tu vas perdre la vue ! »

La jeune fille releva les yeux de son livre et murmura :

« Bonjour, maman ! Mais non… Et si je travaille autant, c’est qu’il faut que je réussisse ce concours ! »

Sa mère la regarda de travers.

« Quel concours ? »

Khadija baissa la tête.

« Pour avoir la bourse… Pour passer au lycée… »

Jamila la regarda comme s’il lui était poussé des cornes.

« Le lycée ? Mais … ! Tu vas bientôt te marier, tu as l’âge de prendre un époux ! On aurait dû t’appeler Adiba, la lettrée, en plus de Khadija, la précoce ! » s’écria-t-elle.

Le père, levé lui aussi, arriva sans bruit derrière la mère, qui se tordait les mains.

« On en reparlera ce soir !» gronda-t-il. « Omar Boutanoute va bientôt arriver… Pars, Khadija, et bonne journée ! ».

Se tournant vers sa femme, il ajouta : « Tu ne crois pas si bien dire en parlant de mariage…On m’a proposé … »

Khadija n’entendit pas la fin de la phrase. Elle venait de saisir ses affaires et sortait de la maison en pleurant, sans regarder ses parents. Voilà, elle l’avait dit ! Et comme prévu, ses parents n’avaient pas compris. Pire, ses craintes à propos de son futur mariage étaient plus fondées encore que ce à quoi elle s’attendait.

Arrivée sur la route, devant le village, elle s’essuya le visage de son foulard et se redressa. « Je dois être forte… Je passerai ce concours. J’aurai la bourse. Et ils ne pourront pas me refuser le lycée !» À peine eut-elle pensé ces mots qu’elle les regretta. « Je ne peux pas désobéir comme ça au père ! Ô Allah ! Que dois-je faire ? »

Quand les garçons qui l’accompagnaient arrivèrent, la jeune fille ne laissa rien paraître de son trouble. Comme tous les matins, elle resta un peu à l’écart, les observant à la dérobée. Pourtant, contrairement à d’habitude, où elle les regardait pour apprécier leur force et leur beauté, ce matin-là, ses pensées étaient pleines de rancune : « Eux, juste parce qu’Allah les a faits mâles, s’ils ont une bourse, ils pourront aller au lycée, faire des études, avant de se marier ! Et moi qui ai les capacités, tout comme eux, de réussir, il faudra que j’épouse un homme, lui fasse des enfants, la cuisine, le ménage au lieu d’étudier et de m’instruire. La vie est si injuste ! »

Les pétarades du moteur de l’antique camionnette du commerçant la sortirent de ses pensées amères, puis la bercèrent pendant tout le trajet vers le lycée. Quand l’homme les laissa devant les hautes grilles du portail de l’établissement, elle ne rejoignit pas le petit groupe de jeunes filles de son âge avec le même entrain que d’habitude. Au lieu d’un grand sourire et d’un joyeux « Bonjour ! », elle les gratifia simplement d’un petit signe de main et son visage anxieux ne s’éclaira même pas l’espace d’une seconde. Ses amies ne l’interrogèrent pas sur ses soucis, mais lui manifestèrent leur sympathie toute la journée par des petits riens qui contribuèrent à la dérider quelque peu.

À la fin de la journée, elle était un peu plus rassérénée quand elle rejoignit son village et sa famille. Elle ne pensait presque plus à son futur mariage, à ses études compromises, quand, pendant le repas, son père prit la parole en regardant sa mère.

« Khadidja va avoir bientôt seize ans. Il faut penser à la marier. J’ai reçu une demande pour elle pour le fils de Razi. Ali a trente ans. Sa première femme ne lui a pas donné d’enfants, il l’a répudiée, il y a environ un an. Il tient un commerce qui marche à Marrakech, et l’avenir de Khadija serait assuré. Qu’en penses-tu, Jamila ? »

La mère regarda sa fille avant de tourner son regard vers son mari.

« Il faudrait le rencontrer…»

Khadija l’interrompit :

« Je ne veux pas me marier ! … »

L’adolescente pleurait presque.

« Je ne veux pas… » murmura-t-elle.

Le père et la mère se regardèrent d’un air consterné : pourquoi leur fille avait-elle des idées aussi étranges ? Selon eux, le but d’une femme dans la vie devait être se marier et avoir des enfants ! Si seulement elle pouvait ressembler à leur cadette, qui ne rêvait que de mariage !

Khadija se leva et courut au-dehors, abandonnant sa famille médusée et le repas à peine entamé. Elle ne s’arrêta qu’aux abords des champs, où elle se laissa tomber sur un talus herbeux. Elle s’assit, seule, et pleura. Elle n’osa retourner chez elle qu’à la nuit tombée, les yeux encore rouges et gonflés, et le foulard trempé de larmes.

 

(à suivre)

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7 novembre 2008 5 07 /11 /novembre /2008 06:46
« Mes amis,
Les décrets de la République française sont exécutés :  Vous êtes libres. Tous égaux devant la loi, vous n'avez autour de vous que des frères. (...) 
»
Joseph Napoléon Sébastien SARDA GARRIGA,
Commissaire général de la République
Saint-Denis de la Réunion, 20 décembre 1848



Transmission

L’homme dit :
« Je suis la continuité et mes ancêtres m’accompagnent. »

Il dit aussi :
« Mais je ne suis pas mon père, ni mon grand-père, ni le père de celui-ci.
Je suis moi, et je ne veux ni de leurs chaînes ni de leurs fouets.
Je suis libre, ni victime ni coupable
».

Il dit encore :
« J’accepte avec courage et fierté de savoir d’où je viens.
Je revendique le droit et le devoir de mémoire,
pour que mes enfants, eux aussi, aient le choix d’être libres
».







 




Enfants du 20 décembre

 (mémoire métisse)

Ils marchent à mes côtés, leurs lèvres brillent.
Ils dansent autour de moi, leurs nez palpitent.

Guitare, djembé, piano
Kaïamb.
Métissage, héritage, métissage
Visages.

On se regarde droit dans les yeux,
Et je me reconnais.









Espace Culturel et Artistique Bénédictin

Saint-Benoît de la Réunion

6-26 décembre 2008

RIEUL PADE — ENFANTS DU 20 DECEMBRE

(Textes de Marie-Catherine Daniel)






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4 novembre 2008 2 04 /11 /novembre /2008 05:23

On rigole pas avec les étoiles


Le mystique beatnik finit de tracer le thème astral de son client. Il caressa sa barbe fournie en contemplant l’embrouillamini de traits, lignes, symboles… Il réajusta ses petites lunettes de grand-mère sur son nez, comme s’il était incertain du résultat. Ses yeux gonflés et injectés de sang, par toutes sortes de drogues, roulaient dans leurs orbites à en donner le mal de mer.
— Alors ?
— Alors, Saturne est dans la maison de Jupiter, qui lui-même entre par la fenêtre de Mercure, pendant qu’Athéna fait du tricot chez Demeter autour d’une tasse de tisane. Et quand à Bételgeuse ! Hum… non bon laissez tomber Bételgeuse…
— Et ??
— Je vous conseille d’essayer la schizophrénie, mon ami. Parce que ça dit que vous allez passer le prochain éon dans une solitude totale et un ennui profond. Avec quelqu’un à qui parler, ça sera moins dur…
— Mais vous êtes sûr ? demanda, tout penaud, Cthulhu.


Jacques Fuentealba



En savoir plus...  : 

Cthulhu est un démon fort connu des lecteurs de Howard Phillips Lovecraft. L'oeuvre de cet auteur étant entrée dans le domaine public au 1er janvier 2008, je suis allée voir ce que le web propose comme textes téléchargeables. Je n'ai pas trouvé L'Appel de Cthulhu (je suis preneuse, si vous avez un lien) mais d'autres  romans et nouvelles de Lovecraft sont offerts par Ebooks Libres & Gratuits.

Cette micro-nouvelle de Jacques Fuentealba  est inédite, mais vous pouvez en trouver d'autres dans Invocations et autres élucubrations, qui est disponible sur Net aux Ediciones Efimeras (une version en espagnol est également disponible).

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