Fille à marier (partie 1)
Silane
Omar Boutanoute, le commerçant, freina brusquement devant le village, dans un nuage de poussière. Comme chaque soir, avant même que les grains de terre soulevés par les roues ne se soient dispersés, cinq adolescents descendirent de la veille camionnette. Les quatre garçons riaient et remerciaient le commerçant avec ardeur, alors que la seule fille du groupe, Khadija, saluait poliment leur chauffeur, rajustait son foulard et se dirigeait calmement vers sa maison.
Arrivée devant la demeure au toit plat, elle pressa le pas et entra dans la pénombre bienfaisante de la salle principale. Au centre de la maison, dans le patio, sa mère, Jamila, était en train de s'affairer autour du fourneau et une bonne odeur de fèves flottait dans l'air. Elle accueillit sa fille avec joie.
« Khadija, ma fille, tu es rentrée ! Je commençai à m'inquiéter ! Qui peut dire ce qu'il peut arriver sur les routes dans nos temps troublés... » s'exclama-t-elle en l’embrassant avec effusion.
« Maman ! tu sais bien que Omar Boutanoute est toujours à l'heure ! Et il conduit si prudemment ! »
L'adolescente rassurait sa mère comme de coutume, car l'une comme l'autre savait qu'il n'y avait rien à craindre sur la route qui allait de Asni au village.
Avec sa vingtaine de maisons, sa centaine d'habitants, Ifri était entouré de cultures et peu fréquenté. Chacun avait sa parcelle de terre et l'entretenait comme il le pouvait. Il ne risquait pas d’y avoir des gens roulant à toute allure ou des bandits dans ce coin perdu du Maroc.
« Ton père est encore aux champs. L’âne a encore fait des siennes… S’il te plait, va aider ta sœur. Elle est allée chercher l’eau et elle ne revient pas ! Je suppose que ce vaurien d’Hassan est dans les parages ! »
Khadija, après avoir déposé ses affaires dans la chambre qu’elle partageait avec sa soeur partit pour le puits. Elle se sentait légère après une journée d’étude assise sur une chaise. Avant même d’arriver à la place du village, elle entendit un bourdonnement de voix enfantines. Effectivement, près du puits, tous les enfants et adolescents s’étaient rassemblés en cercle et battaient des mains en criant : « Danse ! Danse ! ».
La jeune fille se fraya difficilement un chemin entre les gosses déchaînés et aperçu Fadma, d’un an sa cadette, qui dansait avec son amie Aziza. Elle bouscula les derniers enfants qui s’interposaient entre elle et les danseuses, saisit les deux enfants par le bras et les secoua rudement.
« Vous n’avez pas honte ! Toi, Fadma, attends que le père soit au courant ! … »
Elle entraîna rudement sa sœur à travers l’attroupement et la reconduisit chez elles, abandonnant Aziza et les autres sur la place. Chemin faisant, elle grommelait : « Tu n'as pas honte?... Devant tout le monde, en plus ! ». Elle ne cessa de marmonner qu’en arrivant près de sa mère.
« Où est l’eau ? » commença cette dernière.
L’aînée regarda le visage contrit de sa cadette, puis répondit d'un ton ironique :
« Elle jouait avec les autres, et elle a oublié l’eau ! On ne peut s’attendre à rien de mieux avec les enfants si jeunes... »
Fadma lui jeta un regard reconnaissant et esquiva la gifle de sa mère. Elle courut chercher les seaux qu’elles avaient laissés sur la place. Quand elle revint quelques minutes plus tard, la jeune fille fut rassurée de voir sa mère s’occuper du repas et Khadija l’aider sans faire allusion à ses bêtises avec Aziza. Avec le premier seau, elle remplit une bassine pour leur toilette, et le second, qu’elle donna à sa mère, servit à la cuisine et à la boisson.
Quand le ciel commença à s’assombrir, le père rentra. Dès qu’il eut enlevé ses babouches, et qu’il se fut installé sur les tapis jonchés de coussins qui couraient au centre de la pièce, la mère apporta le grand plateau de cuivre où fumait le repas. Ils se rincèrent les mains dans un bol d’eau fraîche, dirent le « Bismillah » et commencèrent le repas. Les enfants, Khadija et Fadma, les deux petites dernières de la famille, se taisaient tandis que leurs parents se racontaient leur journée.
« Omar Boutanoute m’a parlé d’un mouton. Pour environ six cent dirhams. Pas cher. On aurait bien besoin d’un mouton ici... »
« La femme de Mohamed a accouché. C’est un beau petit garçon. »
« L’âne s’est encore tordu la patte sur une pierre. Il a mis du temps à recommencer à travailler, et il boîte, et je l’amènerai justement à Mohamed demain. »
Dès que les conversations et le repas furent finis, les deux sœurs allèrent faire leurs ablutions dans la bassine, riant et se chamaillant gaiement. Khadija, du haut de ses quinze ans, se trouvait trop vieille pour ces jeux, mais ne pouvait s’empêcher d’y participer. Comment renoncer à être insouciante quelques minutes, à jouer, chose qu’elle ne faisait plus guère qu’à cette heure ?
Puis elle alla s’agenouiller près de la lampe à pétrole pour bénéficier de sa lumière et déballa ses affaires d’école. Elle fit deux exercices de maths, un de français et un d’arabe avant d’aller se coucher, très fatiguée. Elle préparait, depuis quelques mois, en secret, un concours pour obtenir une bourse pour le lycée. « Quand pourrai-je en parler au père? Il va refuser. Je suis en âge de me marier... » se demandait-elle souvent.
Khadija pensait au mariage avec une certaine répulsion. Elle rêvait de faire des études, pas d’avoir des enfants d’un homme qu’elle connaissait à peine ! Sa meilleure amie, Aïcha, avait quitté le collège en début d’année pour aller à Marrakech se marier avec un jeune homme qu’elle n’avait jamais vu. La déchirure de la séparation avait fait pleurer Khadidja pendant plusieurs jours. Ajouté à cela, Aïcha était la seule autre fille du village à être allée avec elle au collège d’Asni. Cette rupture avait conforté Khadija dans l’idée qu’elle n’était pas faite pour le mariage. De plus, l’adolescente ne se sentait pas prête à quitter la maison familiale, les disputes avec sa jeune sœur, l’oreille attentive de sa mère et la tendresse bourrue de son père. Et surtout, elle adorait étudier.
Elle rangea ses affaires sans bruit et posa son sac près de l’entrée, afin d’être prête à partir dès son réveil. Toujours en silence, elle rejoignit sa sœur sur leur couchette et s’endormit.
Dès les premiers pépiements des oiseaux, Khadija était levée, habillée, avait fait sa prière du matin, et était prête pour le collège.
Il lui restait pourtant du temps avant qu'il ne soit l'heure de partir alors, elle prit un balai et dépoussiéra toute la salle principale. Elle prépara rapidement du lait et une petite soupe pour leur petit-déjeuner. Quand sa mère, partie s’occuper de l’âne, la rejoignit, elle trouva la jeune fille agenouillée près du poêle, un livre d’arabe étalé sur ses cuisses.
« Bonjour, Khadija. Déjà levée ? Tu vas te ruiner la santé, mon enfant ! Tu lis trop, tu vas perdre la vue ! »
La jeune fille releva les yeux de son livre et murmura :
« Bonjour, maman ! Mais non… Et si je travaille autant, c’est qu’il faut que je réussisse ce concours ! »
Sa mère la regarda de travers.
« Quel concours ? »
Khadija baissa la tête.
« Pour avoir la bourse… Pour passer au lycée… »
Jamila la regarda comme s’il lui était poussé des cornes.
« Le lycée ? Mais … ! Tu vas bientôt te marier, tu as l’âge de prendre un époux ! On aurait dû t’appeler Adiba, la lettrée, en plus de Khadija, la précoce ! » s’écria-t-elle.
Le père, levé lui aussi, arriva sans bruit derrière la mère, qui se tordait les mains.
« On en reparlera ce soir !» gronda-t-il. « Omar Boutanoute va bientôt arriver… Pars, Khadija, et bonne journée ! ».
Se tournant vers sa femme, il ajouta : « Tu ne crois pas si bien dire en parlant de mariage…On m’a proposé … »
Khadija n’entendit pas la fin de la phrase. Elle venait de saisir ses affaires et sortait de la maison en pleurant, sans regarder ses parents. Voilà, elle l’avait dit ! Et comme prévu, ses parents n’avaient pas compris. Pire, ses craintes à propos de son futur mariage étaient plus fondées encore que ce à quoi elle s’attendait.
Arrivée sur la route, devant le village, elle s’essuya le visage de son foulard et se redressa. « Je dois être forte… Je passerai ce concours. J’aurai la bourse. Et ils ne pourront pas me refuser le lycée !» À peine eut-elle pensé ces mots qu’elle les regretta. « Je ne peux pas désobéir comme ça au père ! Ô Allah ! Que dois-je faire ? »
Quand les garçons qui l’accompagnaient arrivèrent, la jeune fille ne laissa rien paraître de son trouble. Comme tous les matins, elle resta un peu à l’écart, les observant à la dérobée. Pourtant, contrairement à d’habitude, où elle les regardait pour apprécier leur force et leur beauté, ce matin-là, ses pensées étaient pleines de rancune : « Eux, juste parce qu’Allah les a faits mâles, s’ils ont une bourse, ils pourront aller au lycée, faire des études, avant de se marier ! Et moi qui ai les capacités, tout comme eux, de réussir, il faudra que j’épouse un homme, lui fasse des enfants, la cuisine, le ménage au lieu d’étudier et de m’instruire. La vie est si injuste ! »
Les pétarades du moteur de l’antique camionnette du commerçant la sortirent de ses pensées amères, puis la bercèrent pendant tout le trajet vers le lycée. Quand l’homme les laissa devant les hautes grilles du portail de l’établissement, elle ne rejoignit pas le petit groupe de jeunes filles de son âge avec le même entrain que d’habitude. Au lieu d’un grand sourire et d’un joyeux « Bonjour ! », elle les gratifia simplement d’un petit signe de main et son visage anxieux ne s’éclaira même pas l’espace d’une seconde. Ses amies ne l’interrogèrent pas sur ses soucis, mais lui manifestèrent leur sympathie toute la journée par des petits riens qui contribuèrent à la dérider quelque peu.
À la fin de la journée, elle était un peu plus rassérénée quand elle rejoignit son village et sa famille. Elle ne pensait presque plus à son futur mariage, à ses études compromises, quand, pendant le repas, son père prit la parole en regardant sa mère.
« Khadidja va avoir bientôt seize ans. Il faut penser à la marier. J’ai reçu une demande pour elle pour le fils de Razi. Ali a trente ans. Sa première femme ne lui a pas donné d’enfants, il l’a répudiée, il y a environ un an. Il tient un commerce qui marche à Marrakech, et l’avenir de Khadija serait assuré. Qu’en penses-tu, Jamila ? »
La mère regarda sa fille avant de tourner son regard vers son mari.
« Il faudrait le rencontrer…»
Khadija l’interrompit :
« Je ne veux pas me marier ! … »
L’adolescente pleurait presque.
« Je ne veux pas… » murmura-t-elle.
Le père et la mère se regardèrent d’un air consterné : pourquoi leur fille avait-elle des idées aussi étranges ? Selon eux, le but d’une femme dans la vie devait être se marier et avoir des enfants ! Si seulement elle pouvait ressembler à leur cadette, qui ne rêvait que de mariage !
Khadija se leva et courut au-dehors, abandonnant sa famille médusée et le repas à peine entamé. Elle ne s’arrêta qu’aux abords des champs, où elle se laissa tomber sur un talus herbeux. Elle s’assit, seule, et pleura. Elle n’osa retourner chez elle qu’à la nuit tombée, les yeux encore rouges et gonflés, et le foulard trempé de larmes.
(à suivre)